Depuis le 11-Septembre et au nom de la lutte contre le terrorisme, la tactique des éliminations ciblées est de plus en plus utilisée à l’échelle internationale. Mais la question de la légalité de ces frappes divise ; l’extension des cibles la transforme en méthode de guerre à part entière.
Dès le lendemain des attentats d’Al Qaeda sur le sol américain, le 11 septembre 2001, les Etats-Unis s’assuraient de pouvoir frapper l’ennemi où qu’il se trouve, au nom de la « guerre » contre le terrorisme. Toujours en vertu d’une lutte contre le djihadisme armé, Paris emboitait le pas dès 2013 au Mali, puis suite aux attaques du 23 novembre 2015 à Paris et Saint Denis, dressait à son tour des listes de « cibles à haute valeur ajoutée » comme le révèle Vincent Nouzille dans son livre Erreurs fatales. Le journaliste affirme qu’entre 2013 et 2016, une quarantaine de cibles ont été exécutées à l’étranger par les forces spéciales et l’armée française, mais aussi par l’armée américaine, sur la base d’informations fournies par la France. « La France applique la loi du talion », écrit le journaliste. « Ce ‘permis de tuer’ s’apparente parfois à de froides représailles et à des exécutions extra-judiciaires ».
Attaques légales ou illégales ?
Le droit international n’interdit pas les attaques ciblées, mais il en définit le cadre précis. Leur légalité ne peut être considérée qu’au cas par cas. En premier lieu, frapper un territoire étranger est interdit sans l’autorisation de l’Etat concerné, sauf en cas de menace éminente. Début décembre 2016, Mohamed Zouari, un ingénieur tunisien spécialiste des drones, était tué devant son domicile de Sfax. Cet acte, attribué aux services secrets israéliens par le mouvement palestinien Hamas, et à une force étrangère par Tunis, provoquait un tollé dans la société tunisienne, qui dénonçait une atteinte à la souveraineté nationale. La tactique des assassinats ciblées était utilisée dès le début des années 2000 par Israël, notamment en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Mais les cas d’assassinats ciblés de la France au Mali et en Irak - lorsqu’ils ont été commis après les demandes d’intervention des deux pays - ne sont pas considérés comme illégaux, à la condition qu’ils respectent certaines conditions : en cas de conflit armé, les exécutions ciblées doivent viser des combattants, ou s’il s‘agit de civils, ils doivent participer directement aux hostilités. Elles doivent être proportionnelles, et les précautions doivent être prises pour minimiser les préjudices causés aux civils. Aucune enquête ne permet à ce jour d’établir si ces conditions ont été réunies. Le cas syrien est plus litigieux encore. Sans mandat de l’Onu et sans invitation de Damas, Paris a justifié l’élimination de djihadistes français engagés dans les rangs de l’Etat islamique en Syrie par le recours à la « légitime défense », prévue par la Charte des Nations unies. Mais en droit international, l’exécution intentionnelle par un Etat n’est légale que si la protection de vies humaines l’exige. Elle ne peut en aucun cas être un acte de revanche, une punition. L’objectif doit être de protéger des vies, pas de donner la mort. En Syrie, la France aurait donc dû démontrer qu’une attaque était « en cours » ou « imminente » et qu’aucun autre moyen ne permettait d’éliminer la menace, ce qu’elle n’a pas fait.
Assassinats par anticipation
Ces listes de personnes à éliminer sont dressées, soumises à l’aval du président et chef des armées, alors même que des dossiers terroristes sont ouverts devant la justice française. « A l’Elysée, François Hollande approuve visiblement les opérations militaires classées ‘confidentiel défense’ visant à éradiquer les chefs des groupes terroristes sans s’embarrasser des lourdeurs judiciaires », écrit Vincent Nouzille. « Que ce soit au Sahel, ou désormais, en Syrie ou en Libye, il s’est engagé dans l’engrenage de la guerre, la justice passe au second plan ». Un livre-enquête qui vient amplifier les déclarations du chef de l’Etat français aux journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme, relatées dans « Un président ne devrait pas dire ça... », et dans lequel François Hollande raconte avoir donné son feu vert à au moins quatre exécutions. Vincent Nouzille y voit une forme de rétablissement, de facto, de la peine de mort, alors que des dossiers sont ouverts par la justice française contre les personnes ciblées et que des victimes attendent justice. « On court-circuite des procédures judiciaires en cours en se faisant justice soi-même » déplore maître Patrick Baudoin. Le président exécutif de la Fédération internationale des Ligues des droits de l’Homme (FIDH) dénonce des « décisions arbitraires et sans contrôle », dont « le président de la République s’est lui-même vanté ». L’avocat estime qu’ « on devrait permettre au parlement de contrôler ce qui a été fait. Avec cette absence d’information et de possibilité de contrôle, on est dans un domaine de non droit et c’est inadmissible ». La série d’attentats perpétrés en France rend néanmoins ces critiques « très minoritaires, voire difficilement audibles » ajoute-t-il. Maître Baudoin refuse de « tomber dans l’angélisme absolu, », ajoutant que certaines de ces opérations peuvent s’avérer « utiles », mais regrette que personne n’ait apporté « la preuve d’un danger imminent », comme le préconise le droit international. En France, les protestations politiques, jusqu’au sein du gouvernement, n’ont pas portées sur la pratique, mais sur le fait que le chef de l’Etat ai pu s’exprimer publiquement sur un domaine qui relève du secret-défense. Se prononçant sur le fonds, Jean-Luc Mélenchon, chef du Front de gauche, a néanmoins estimé qu’ « en principe, ce genre de comportements relève du tribunal pénal international ». Paris a ratifié le traité de la Cour pénale internationale, qui serait donc en théorie compétente pour se saisir de cas d’exécutions extrajudiciaires s’ils étaient avérés. « Oui, elle serait compétente dès lors que des responsables français sont impliqués », explique Patrick Baudoin, « même si en général elle se saisit de crimes de masse ». Selon Vincent Nouzille, « il y a actuellement des opérations menées par les Français, sur ordre expresse de François Hollande, pour neutraliser un certain nombre de djihadistes français » partis combattre en Syrie et qui seraient aujourd’hui près à rentrer en France. Quelques 500 djihadistes français sont toujours en Syrie et avec le recul de l’Etat islamique sur le champ de bataille, et les appels de l’organisation à conduire des attaques sur le sol européen, les services français s’inquiètent de leur éventuel retour.
Extension du domaine de la guerre
La liste des personnes à éliminer s’est considérablement allongée au nom de la guerre contre le terrorisme et de la légitime défense. Les Etats-Unis interviennent ainsi sans mandat de l’Onu au Pakistan, en Somalie et au Yémen notamment avec leurs forces spéciales ou des drones, devenus l’arme ultime des assassinats ciblés. L’élimination la plus retentissante restera celle d’Oussama Ben Laden au Pakistan par la CIA et les Forces spéciales, le 2 mai 2011. Une opération dont le but principal était d’infliger la mort, prohibée par le droit international. Selon le New York Times, la tactique des assassinats ciblés s’est imposée à la CIA après les révélations sur le réseau de prisons secrètes, en Europe et en Afrique, où étaient interrogés et torturés les détenus soupçonnés de terrorisme par l’agence de renseignements. Les dénonciations ont entrainé la CIA « à passer de la capture de terroristes à leur mise à mort, et a aidé à transformer l’agence qui a débuté comme un service d’espionnage de la guerre froide en organisation paramilitaire », selon le quotidien américain.Cette nouvelle forme de guerre, initiée sous George W. Bush, a été théorisée par Barack Obama. En mai 2013, le président américain évoquait ouvertement la politique d’assassinats ciblés sur un territoire étranger, et leur donnait un cadre juridique, dont certains termes sont néanmoins suffisamment subjectifs et imprécis pour offrir une bonne marge de manœuvre aux forces armées ou aux services de renseignement.
Pour le directeur exécutif de Human Rights Watch, Kenneth Roth, « là où les Etats-Unis sont impliqués dans un conflit armé - comme en Afghanistan, en Irak et en Syrie - les drones peuvent réduire le danger pour les victimes civiles parce qu’ils sont exceptionnellement précis », et que « peu de civils sont à proximité ». Mais pour les interventions dans des pays hors conflit, comme en Somalie et au Yémen, même encadrées comme elles le sont depuis le discours d’Obama en 2013, il n’est pas possible de « déterminer si son administration l’applique ». De toute évidence, estime Kenneth Roth, « l’administration semble avoir souvent défini une menace mortelle ‘imminente’ de manière à revenir à des normes de guerre plus laxistes ».
Victoire du terrorisme ?
A l’été 2016, l’administration Obama publiait pour la première fois un bilan – jugé très en-deçà des chiffres non officiels - des opérations militaires conduites en dehors de zones de guerre au cours des sept dernières années. Les Etats-Unis auraient ainsi lancé 473 opérations, entrainant la mort de quelques 2500 combattants et entre 64 et 116 civils. « Pour justifier une utilisation plus large des exécutions ciblées, certains Etats ont étendu la notion de conflit armé non international de manière à ce qu’elle englobe de nombreuses régions du monde dans la catégorie des ‘zones de combat’ de la ‘guerre mondiale contre le terrorisme’ » s’inquiétait le Conseil de l’Europe dans un rapport publié en 2015, notant que « cette démarche risque de brouiller les frontières entre conflit armé et lutte contre la criminalité, au détriment de la protection des droits de l’homme ». Le rapporteur spécial de l’Onu sur la protection des droits de l’homme et des libertés dans la lutte antiterroriste, Ben Emmerson, notait en 2015 que les attaques ciblées par drones portent atteinte à la dignité humaine et donnait l’exemple de populations du Pakistan, du Yémen et de Somalie, contraintes de changer leur mode de vie, comme se regrouper pour des enterrements ou des rencontres sociales. Alors que de plus en plus de pays s’équipent de drones de combats, l’absence de transparence empêche un contrôle indépendant sur ces frappes, qui permettraient de déterminer si elles sont ou non légales et, par ailleurs, de rendre justice aux victimes collatérales. Reconduite, en France, de l’état d’urgence, lois sur le renseignement étendant le principe de la surveillance massive, exécutions ciblées... « Par glissements successifs, on s’affranchit de toutes les règles démocratiques, s’inquiète Patrick Baudoin, et on donne raison aux djihadistes qui disaient que nos démocraties, censées respectées les vies humaines, n’étaient que de façade ». Par ces actions, « on risque de multiplier le nombre de candidats » au djihad armé conclut-il.