L’Audience Nationale, la plus haute instance judiciaire espagnole pour les affaires de terrorisme, génocide et de lèse-humanité, a assis sur le banc des accusés un ancien ministre guatémaltèque qui, pendant longtemps, a pensé qu’il passerait au travers des mailles de la justice. Carlos Roberto Vielmann, 60 ans, issu de l’élite économique du Guatemala et ancien ministre de l’Intérieur, est jugé jusqu’à fin février pour l’assassinat de huit détenus en 2006. Il encourt une peine de 160 années (20 ans par assassinat) et le versement de 300 000 euros en faveur de parents des victimes.
Nationalisé espagnol en 2010 -il possède la double nationalité-, Vielmann a dès le début du procès nié les faits reprochés : «Non, a-t-il affirmé, je n’ai rien à voir avec les présumées exécutions des prisonniers en question». Et d’ajouter pour sa défense : «J’ai connu toute ma vie la réussite personnelle et professionnelle, j’ai une famille unie, j’ai destitué 1200 policiers et j’ai rompu la dynamique de la corruption dans mon pays…Alors, je n’allais quand même pas salir mon nom seulement pour tuer 7 détenus !» -il ne prend pas en compte la mort d’un huitième détenu, Edwin Santacruz. Pour autant, le parquet est convaincu que l’ancien ministre était le cerveau d’une «organisation criminelle», parallèle à l’Etat, qui cherchait «l’élimination pure et simple» d’individus jugés indésirables.
Paradoxalement, la trajectoire politique de Carlos Vielmann s’est inscrite dans un contexte de modération. En juillet 2004, accède au pouvoir le conservateur Oscar Berger, après des décennies de troubles et de convulsions dans cette petite nation centre-américaine, en particulier une guerre civile ayant duré plus de trente ans (de 1960 à 1996) et qui s’était soldée par au moins 200 000 victimes. Berger annonce alors un «gouvernement d’entrepreneurs», qui durera jusqu’en 2008, et nomme comme clé de voute de son exécutif, à la tête du «ministerio de gobernacion» (l’équivalent du ministère de l’Intérieur), l’homme d’affaires Carlos Vielmann, ancien président de la Chambre de commerce et d’industrie du Guatemala. Publiquement, celui-ci se donne une image probe et encouragera notamment la constitution du CICIG, une commission onusienne pour faire toute la lumière sur les crimes les plus graves commis depuis les années 60, au centre desquels apparait la figure de l’ancien général Efrain Rios Montt.
Appui médiatique
Le nouveau ministre de l’intérieur promet alors d’«éradiquer» le trafic de drogue et de mettre hors d’état de nuire les «gangs qui le contrôlent». Leur principal fortin serait la prison Pavon, dans le département de Fraijanes, qui serait tenu par une organisation auto-dénommée « Comité d’ordre et de discipline». Le 25 septembre 2006, bénéficiant de tout l’appui médiatique, Vielmann donne l’assaut au pénitencier pour «désarticuler» le gang. Cette attaque menée par la Police nationale civile, la PNC, et l’armée, est au coeur du procès à Madrid : selon l’accusation, le dispositif mis en place par Vielmann aurait eu pour objectif caché «l’exécution» des chefs du gang. Sept des détenus auraient ainsi été liquidés le même jour, le huitième le 3 novembre, après que ce dernier avait réussi à s’évader.
Ce procès instruit à l’Audience nationale de Madrid contre Carlos Vielmann dépasse en réalité le cadre des assassinats eux-mêmes. Ce qui, aux yeux du ministère public est en jeu, c’est de déterminer si, oui ou non, l’ancien ministre de l’intérieur avait créé une sorte de «corps paramilitaire parallèle». Tel est l’avis exprimé par le Costaricain Francisco Dall’Anese, jusqu’à 2013 à la tête du CICIG : «Vielmann avait mis en place et faisait partie d’une organisation criminelle, dont la police nationale était au coeur, qui se consacrait aux meurtres, au trafic de drogue, au blanchiment d’argent et aux enlèvements». Philip Alston, mandaté spécifiquement par l’ONU pour enquêter sur ces événements troubles, abondait il y a quatre ans dans le même sens ; à ses yeux, Vielmann avait pour obsession de réaliser un grand «nettoyage social», c’est-à-dire d’éliminer de façon radicale les détenus les plus dangereux, les chefs de gangs, les trafiquants de drogue, des prostituées…Vielmann, lui, s’était enorgueilli d’avoir «résolu» quelque 500 cas d’enlèvements et 90 attaques contre des banques, mais toujours « de manière légale et propre».
Justice universelle
Cet événement judiciaire à Madrid relève du trompe-l’oeil. A première vue, on pourrait penser qu’il est le fruit du zèle bien connu des magistrats espagnols agissant au nom de la «justice universelle». Personne n’a oublié les retentissantes détentions ordonnées par plusieurs juges d’instruction, dont Baltasar Garzon, comme celle de Pinochet à Londres, ou les extraditions vers l’Espagne d’anciens tortionnaires de la dictature argentine comme Scilingo ou Cavallo. Or, avec le socialiste Zapatero en 2009, puis en 2014 avec le conservateur Rajoy, les gouvernements espagnols ont ces dernières années légiféré pour restreindre fortement ces prérogatives, essentiellement pour couper court à des conflits diplomatiques avec la Chine, Israël et les Etats-Unis.
Finis, désormais, les procès pour «génocide» ou «crimes de lèse majesté» liés au Tibet, à la Palestine, au Salvador, et à la guerre civile au Guatemala. Les juges espagnols sont désormais impuissants face à toute violation des droits de l’homme de ce genre, sauf si l’auteur présumé (ou les auteurs présumés) de ces forfaits est de nationalité espagnole ou réside de façon permanente en Espagne. Or c’est le ças de Carlos Vielmann, qui, pour fuir les poursuites de la justice guatémaltèque et grâce au fait qu’il a des grand-pères espagnols, avait pris la nationalité en 2010. Il n’a pas pour autant échappé à son procès.