L’arrestation en France à l’aéroport de Bâle-Mulhouse, le 4 janvier dernier, de l’ancien Premier ministre du Kosovo Ramush Haradinaj a constitué une véritable surprise, bonne à Belgrade où l’on n’en espérait pas tant, mauvaise à Pristina, où l’ambassade de France a été le théâtre de manifestations populaires réclamant la libération de « Rambo » (son nom de guerre).
Arrêté sur la base d’un mandat d’arrêt Interpol émis par la Serbie en 2004, la justice française a décidé de libérer Haradinaj sous caution en attendant de juger si la demande d’extradition serbe est valable, notamment au regard des deux acquittements prononcés – en avril 2008 puis en novembre 2012 (en appel) – en sa faveur par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY).
Cet événement, qui s’insère dans une dangereuse recrudescence de tensions dans la région entre la Serbie et le Kosovo, peut être analysé à une double échelle. D’une part, en fonction de ses conséquences politiques et diplomatiques, à la fois pour le Kosovo, la Serbie mais aussi la France, et d’autre part du point de vue de la justice internationale. Vue sous cet angle, cette arrestation signe, en réalité, le double échec du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), à la veille de sa fermeture cette année, tant sur le plan de la justice que sur celui de l’Histoire.
Guêpier politique
Il semble, tout d’abord, que cette arrestation soit le résultat d’un mauvais concours de circonstances et de consignes qui ne sont pas transmises entre les différents services. Haradinaj voyage fréquemment en Europe, y compris en France, sans que cela ne pose jamais de problème. Cette fois-ci, les autorités locales n’ont fait qu’appliquer la procédure lorsqu’un mandat d’arrêt Interpol clignote sur l’écran, créant un imbroglio politique qui ne bénéficie à personne. On peine, en effet, à voir quel intérêt la France aurait dans cette affaire, surtout compte tenu de son historique de coopération aléatoire avec la justice internationale en ce qui concerne le TPIY, par exemple sur le dossier Gotovina.
Quelle que soit la décision rendue par la Cour de Colmar, elle fera nécessairement un déçu. Il s’agit donc d’un guêpier politique dans lequel il n’y a rien à gagner, même si une extradition à Belgrade serait nettement plus périlleuse que la libération d’Haradinaj.
Du côté du Kosovo, bien qu’Haradinaj soit présentement dans l’opposition à l’actuel gouvernement, il n’en demeure pas moins considéré comme un héros par la population. Seulement cette arrestation vient mettre en relief la mise sur pied prochaine d’un nouveau tribunal spécial (personnel et juges internationaux, application du droit local du Kosovo) basé à La Haye, chargé de juger les crimes de guerre commis par l’Armée de libération du Kosovo (UÇK) pendant et après l’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1998-1999. Or, s’il a été estimé nécessaire par les puissances occidentales d’imposer à un Kosovo récalcitrant la création de ce tribunal, en dehors de son territoire, c’est précisément parce qu’il était pratiquement impossible de juger ces crimes sur place.
En outre, l’arrestation d’Haradinaj permet de rappeler que celui-ci doit son double acquittement par le TPIY non pas à son innocence manifeste, mais à l’intimidation généralisée des témoins de l’accusation et la disparition physique (tués ou morts de façon suspecte) de neuf d’entre eux pendant la procédure.
Or, si ce nouveau tribunal cherche vraiment à faire la lumière sur les crimes de guerre de l’UÇK, il devra alors mettre en cause toute son ancienne direction – ce qui signifie ni plus ni moins décapiter la classe politique actuellement au pouvoir, à commencer par le président de la République, Hashim Thaçi. Ancien leader de l’UÇK, celui-ci est nommément cité dans de nombreuses enquêtes ainsi que dans le rapport Marty du Conseil de l’Europe en 2010 sur un trafic d’organes présumé.
Mauvaise affaire pour Belgrade
Enfin, cette arrestation n’est pas forcément une bonne affaire non plus pour la Serbie, contrairement aux apparences. Il y a, en effet, deux hypothèses. Soit tout ce qui figure dans le mandat d’arrêt serbe est couvert par les acquittements du TPIY, auquel cas celui-ci sera jugé sans valeur, et l’on demandera à Belgrade d’annuler les autres mandats émis sur les mêmes bases contre d’autres individus. Soit les Serbes démontrent qu’ils ont de nouvelles charges, de nouvelles preuves par rapport à un mandat vieux de 12 ans.
Dans cette hypothèse improbable, une extradition de Ramush Haradinaj à Belgrade ne manquerait pas de provoquer une très grave crise politique dont personne ne peut mesurer les conséquences, d’où l’embarras de la France. D’autre part, cela signifierait que ces éléments nouveaux n’auraient pas été délivrés par la Serbie au TPIY, contrairement à son obligation de pleine coopération dans le cadre du processus d’intégration européenne. Or, si jamais la Serbie a bel et bien des éléments dont le TPIY n’a jamais eu connaissance, on peut supposer sans peine qu’elle en a également dissimulés à propos des crimes commis par sa propre armée et sa propre police au Kosovo. Les Serbes veulent-ils vraiment s’engager sur cette voie ?
Les deux fautes du TPIY
Par ailleurs, le cas Haradinaj doit s’analyser à l’aune du bilan du TPIY qui ferme ses portes. Or, le double acquittement de l’ancien Premier ministre du Kosovo fait partie des taches sombres du tribunal, vis-à-vis de ses deux missions, à savoir la justice d’une part, et la mise au jour de la vérité des conflits yougoslaves de l’autre.
En effet, ces dernières années, le tribunal s’est caractérisé par l’incohérence de l’interprétation de ses juges. Ainsi une semaine avant l’acquittement du leader politique serbe Vojislav Seselj le 31 mars 2016, d’autres juges avaient affirmé dans le cas de Radovan Karadzic que Seselj avait fait partie de l’entreprise criminelle conjointe serbe. Comment se peut-il qu’une semaine plus tard, d’autres magistrats aient pris une décision totalement contraire ? Le caractère erratique des décisions du TPIY, déjà aperçu dans d’autres acquittements très controversés dont celui d’Haradinaj, ne peut que fragiliser l’ensemble de ses décisions, et la justice internationale elle-même.
La seconde faute commise par le tribunal est plus grave encore car elle sanctionne la trahison de sa mission d’établir les faits afin d’œuvrer à la réconciliation régionale entre les peuples issus de la Yougoslavie. D’une semaine à l’autre, les attendus des verdicts de Karadzic et de Seselj ont donné l’impression de ne pas parler de la même guerre. De fait, le tribunal a tout simplement défait l’Histoire en balayant d’un revers de main le caractère intrinsèquement criminel du projet politique de « Grande Serbie » (ou de Grande quoi que ce soit). Dès 1992-1993, les rapports de l’ONU soulignaient toutefois que le nettoyage ethnique n’était pas une conséquence malheureuse de la guerre, mais au contraire son objectif prioritaire. On ne peut donc pas séparer la guerre du nettoyage ethnique.
C’est pourtant ce que les juges du TPIY ont fait dans l’acquittement de Seselj, et avant lui de Jovica Stanisic et Franko Simatovic, deux responsables chargés de faire le lien entre le régime de Belgrade et les groupes paramilitaires qui nettoyaient l’est de la Bosnie. Il n’y a donc plus que des crimes individuels, commis par des personnes individuelles, mais l’architecture intellectuelle et politique globale du conflit est dissoute.
Vague de révisionnisme dans la région
À cause des décisions incohérentes du tribunal, il n’y a plus de narration possible de la guerre qui puisse permettre aux peuples de s’écouter et de dialoguer. Comment s’étonner alors que ces verdicts alimentent une forte vague de révisionnisme et de nationalisme, une vague qui n’a jamais été aussi puissante depuis les années 1990 dans la région ?
Le cas de Ramush Haradinaj, innocent aux yeux de la justice internationale, renvoie donc le TPIY à ses propres insuffisances, puisqu’il faut aujourd’hui passer par la création d’un autre tribunal pour véritablement juger des crimes à côté desquels le TPIY est passé. Il renvoie également le Kosovo face à son propre passé et ne devrait pas manquer de renvoyer la Serbie face au sien, car aucun dialogue sincère ne peut avoir lieu dans le déni et le révisionnisme.
Loïc Trégourès, Doctorant en science politique, chercheur au CERAPS, Université de Lille 2 - Université de Lille
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.