C’est sous la menace d’une intervention militaire de la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) que Yahya Jammeh, après 22 ans au pouvoir, a fini par se décider à laisser le pouvoir au vainqueur de la dernière élection présidentielle du 1er décembre 2016. Désormais en exil en Guinée Equatoriale, il compte sur la protection de son pays d’accueil pour échapper aux suites des nombreux crimes et atteintes aux droits humains commis sous son règne.
En prenant la route de l’exil dans la nuit du samedi 21 janvier, Yahya Jammeh laissait derrière lui un peuple meurtri dont les entailles prendront du temps pour se refermer. Sous le règne de celui qui clamait dans les colonnes du magazine Jeune Afrique, en mai dernier, sa fierté d’être dictateur, il était impossible de connaître la vérité sur les accusations de graves violations de droits de l’homme. Aujourd’hui, à peine un mois après son départ, l’on se pose des questions qui étaient naguère taboues en Gambie. Qui sont les auteurs directs, les superviseurs et les commanditaires des nombreux assassinats, disparitions forcées, tortures et autres faits sinistres qui ont marqué les esprits durant les deux dernières décennies dans ce petit pays de moins de deux millions d’habitants, enfoncé dans le Sénégal ?
Une litanie de violations des droits de l'homme
Qui sont les auteurs et commanditaires, en avril 2000, du massacre de quatorze personnes, dont six enfants, lors de manifestants pacifiques ? Qui a assassiné en décembre 2004 le journaliste Deyda Hydara et pourquoi ? Qui sont les agents des forces de sécurité gambiennes « incontrôlées » qui ont ôté la vie à cinquante étrangers en juillet 2005 ? Qui a fait disparaître de force, en juillet 2006, le journaliste Ebrima Manneh ? Qui, au cours d’une chasse aux sorciers en mars 2009, a fait interpeller et détenir au secret plus d’un millier de personnes et les a forcé de boire des liquides hallucinogènes ? Ces diverses atteintes aux droits de l’Homme figurent parmi 20 cas répertoriés dans un rapport conjointement publié en 2014 par la Rencontre Africaine pour la Défenses des Droits de l’Homme (Raddho), Amnesty Internationale et l’ONG Article 19, trois organisations de défense des droits de l’Homme.
De 2004 à 2016, plusieurs autres faits macabres sont venus rallonger encore la longue liste des atteintes aux droits de l’Homme sur territoire gambien. En avril 2016, l’opposition avait organisé des manifestations pour réclamer des réformes électorales et plus de liberté dans le pays. La mobilisation populaire a été réprimée et plusieurs manifestants ont été interpellés, dont l’opposant Solo Sandeng qui a été annoncé mort en détention.
« La mort insensée de Sandeng en détention semble être la plus récente d’une longue série d’exactions à l’encontre de l’opposition politique en Gambie », a indiqué Corinne Dufka, directrice de recherches sur l’Afrique de l’Ouest à Human Rights Watch. Article 19, Amnesty International et les Nations unies ont, cette fois encore réclamé des enquêtes. « Où est le problème ? Des gens qui meurent en détention ou durant des interrogatoires, c’est commun !», a réagi, dans Jeune Afrique le désormais ex-président-marabout, renvoyant « enfer » le secrétaire général de l’ONU de l’époque, Ban Ki-moon, et l’ONG Amnesty Internation. « Je ne ferai aucune enquête », a-t-il martelé.
Barrow pourra-t-il engager des poursuites contre Jammeh ?
Plusieurs analystes s’accordent à dire que la mort de l’opposant Solo Sandenga été la mort de trop qui a dopé la dynamique populaire contre le pouvoir de Yahya Jammeh à la dernière présidentielle. Les nouvelles autorités gambiennes héritent d’une situation délicate : la gestion d’un si lourd passif de 22 ans fait de crimes de sang et de crimes économiques. Dans une interview accordée à des journalistes de plusieurs médias, début décembre 2016, le nouveau président Adama Barrow confiait ceci : « nous n’avons de comptes à rendre à personne. Si nous avons des dossiers à juger, nous le ferons. Nous respecterons la Constitution et les droits de chacun, mais la loi s’appliquera à tous ».
Barrow pourra-t-il engager des poursuites contre Jammeh ? Probablement pas lui, ni l’Etat gambien sous son bref mandat. La mission de l’actuelle administration est une transition enfermée dans un délai de trois ans. Trop peu pour s’engager dans une procédure judiciaire internationale contre le régime précédent, pendant que d’importantes réformes institutionnelles et électorales attendent. Par contre, le régime promet initier un processus de justice transitionnelle.
« Le nouveau président veut mettre en place une commission vérité justice et réconciliation. C’est une occasion pour gérer le passif laissé par Jammeh. Mais je me demande quand que cette commission sera mise en place et sera opérationnelle parce que cela peut prendre du temps et les populations ne seront pas forcément patientes », analyse l’activiste gambienne Aisha Dabo, membre du Think-Thank ouest-africain Wathi, basé à Dakar au Sénégal.
« La Gambie a besoin de connaître la vérité, de se réconcilier avec elle-même, de se pardonner, mais pas en favorisant l’impunité, car justice doit être rendue pour servir d’exemple et décourager ceux qui voudront revenir aux mauvaises habitudes. Autrement, la société gambienne restera divisée, frustrée ;Jammeh l’a déjà divisée sur la base de considérations ethnique, religieuse, riche/pauvre », prévient-elle.
Le refuge de la Guinée Equatoriale
Yahya Jammeh n’a pas fait le choix de son pays d’asile par hasard. En Afrique de l’Ouest, en dehors du Togo, l’alternance au pouvoir s’installe progressivement dans les mœurs politiques. Aucune sécurité durable donc pour lui dans la région. Par contre, la Guinée Equatoriale, en Afrique centrale, est dirigée depuis 38 ans par le même régime et n’est visiblement pas sous une quelconque menace imminente de changement. Elle n’est pas membre du Statut de Rome ayant institué la Cour Pénale Internationale (CPI). Obiang NGuéma, le président équato-guinéen, n’est donc lié par aucune obligation en cas d’une éventuelle demande de transférer son hôte gambien à La Haye, sauf procédure spéciale initiée par les Nations unies. Yahya Jammeh a donc choisi l’un des pays africains les plus « sûrs » pour lui et sa famille.
Si Jammeh, sa famille et quelques très proches lieutenants se sont mis en lieu sûr en Guinée Equatoriale, depuis le 21 janvier, ses autres proches qui n’ont pas eu l’occasion de monter à bord de l’avion les ayant « exfiltrés » de la Gambie, ne sont pas, eux, à l’abri des surprises. Deux importantes interpellations parmi les caciques de l’ancien régime sont déjà signalées. Ousman Sonko, ex-ministre de l'Intérieur et homme de main de l’ex-président de Gambie vient d’être interpellé en Suisse suite à une plainte de l’ONG Trial International. Le général Bora Colley, qui dirigeait l’une des très redoutées prisons de Yahya Jammeh a, lui aussi, été arrêté, en Casamance, sur le territoire sénégalais, alors qu’il tentait de rejoindre la Guinée Bissau voisine.
Par ailleurs, une coalition d’avocats rassemble, depuis Dakar, la capitale du Sénégal voisin, une série de preuves pour ester en justice contre l’ex-président-docteur-marabout qui, par ailleurs, prétendait soigner le sida.
Comment concilier justice aux victimes et nécessaire cohésion sociale ? Les appels à la modération se multiplient comme celui de la fondation Pax Africana de l’ancien secrétaire général de l’Organisation de l’Unité Africaine, Edem Kodjo.
« A l’heure où une nouvelle page politique s’écrit en Gambie, PAX AFRICANA convie à nouveau les nouvelles autorités gambiennes à donner la priorité aux actes qui favorisent un retour à la cohésion nationale et surtout en faisant montre de modération dans leurs efforts de faire la lumière sur les faits et gestes de l’ère Jammeh », a déclaré la fondation dans un communiqué le 26 janvier, mettant en garde contre « les erreurs politiques récentes de chasse hâtive aux sorcières, même si les besoins d’une véritable et sincère réconciliation en Gambie commandent vérité et justice ».