Le 23 septembre 2015, le gouvernement colombien et la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) ont franchi une étape historique en matière de justice transitionnelle. L’accord signé à Cuba, cinquième parmi six points à l’ordre du jour, est le point crucial dans des pourparlers qui doivent aboutir à un accord de paix final d’ici mars 2016. Lors d’une annonce conjointe à La Havane, le président colombien Juan Manuel Santos et le plus haut dirigeant des FARC Rodrigo Londoño, ont convenu d'une série de mesures de réparation concernant les crimes perpétrés durant le demi-siècle de guerre civile. En vertu de l’accord qu’ils ont signé, le génocide et les crimes de guerre tels que la prise d’otages ou autre privation aggravée de la liberté, le déplacement forcé et la torture ne seront pas amnistiés. Avec le concours d’une commission de la vérité, la « juridiction spéciale pour la paix » sera formée de juges nationaux et internationaux et aura l’autorité de poursuivre à la fois le gouvernement et les rebelles considérés responsables de crimes graves. L’amnistie ne sera accordée qu’aux combattants responsables de crimes politiques connexes. Les auteurs de crimes qui coopèreront et confesseront dans les premiers moments de la procédure seront passibles d’une peine allégée, allant de cinq à huit ans sous un régime spécial, à savoir une « restriction effective de la liberté » et non l’incarcération. Le président colombien a annoncé à la presse que « la juridiction spéciale pour la paix garantirait que les crimes les plus graves commis durant le conflit, ne resteraient pas impunis. »
L’accord de justice transitionnelle signé à La Havane a été mondialement accueilli comme un progrès décisif dans un processus de paix qui dure depuis trois ans, qui a traversé 40 séances de discussion, et ce malgré les affrontements entre le gouvernement et les FARC. Les organisations internationales pour les droits humains, toutefois, se sont montrées cinglantes dans leur appréciation. Dans un communiqué de presse intitulé « La Colombie : l’art de brader la justice », Human Rights Watch affirme que « si bien la juridiction spéciale encourage les confessions, elle permet également aux personnes responsables des plus grandes atrocités de masse d’éviter complètement la prison, niant ainsi aux victimes le droit à une justice qui a du sens… La Colombie a l’obligation, en vertu du droit international, de sanctionner les violations des droits humains proportionnellement à la gravité des crimes commis. »
Dans le même esprit, Amnesty International affirme que les définitions vagues et les amnisties potentielles soulèvent la crainte que des manquements aux droits humains ne soient pas confrontés à la justice… La Colombie a le devoir d’enquêter et, s’il existe suffisamment de preuves, de traduire tous les acteurs soupçonnés de crimes en vertu du droit international. Cette obligation est non-négociable, même dans un contexte de processus de paix. »
Human Rights Watch et Amnesty International affirment que la justice transitionnelle définie à La Havane encourt le risque de détonner avec les standards du droit international, ce qui engendrerait l’intervention de la Cour pénale internationale (CPI), entité qui a d'ailleurs ouvert des enquêtes préliminaires concernant les crimes en Colombie en juin 2004. En 2014, le procureur Fatou Bensouda a rapporté les propos de la CPI : « les autorités colombiennes ont été informées qu’une peine considérablement ou manifestement inadéquate, à la lumière de la gravité des crimes et du type de participation, affaiblit l’authenticité des procédés nationaux, ce en dépit de l'authenticité des étapes qui la précèdent ». La Colombie est prévenue : si ses procédures nationales – produit d’arguments de longue durée à La Havane – ne remplissent pas les conditions requises par la CPI, cette dernière exigera la juridiction sur certains des cas les plus graves.
Les interventions de Human Rights Watch et Amnesty International dans les débats sur les accords de La Havane sont hautement problématiques et révèlent des questions plus vastes dans leurs exigences en matière de justice transitionnelle. En effet, leur demande de poursuites pénales non négociables de tous les acteurs soupçonnés d’avoir commis des crimes graves prétérite la nature fragile et complexe de négociations de paix. Convaincre des acteurs puissants de poser leurs armes, alors qu'ils ont soutenu des décennies de conflits (les deux partis ayant commis des atrocités), demande de la patience, de la souplesse et la volonté de parvenir à un compromis en tenant compte de toutes les options dont dispose la justice au moment des négociations. Sans une telle assurance, une partie, ou les deux, risque d’abandonner ses efforts et reprendre les hostilités. Tout comme l’avance Clara Sandoval, universitaire colombienne, dans un article du mois de juin dernier sur le blog de JusticeInfo.net, « il est clair que les FARC ne vont pas se démobiliser et parvenir à un accord de paix si le prix à payer est l’emprisonnement pour ce qu’ils considèrent être une lutte justifiée contre le système, alors qu’ils renoncent également à tous les bénéfices du conflit (contrôle sur le territoire, trafic de drogues, extorsion, etc). » L’absolutisme exigé par Human Rights Watch et Amnesty International, qui jouent à la sourde oreille en ce qui concerne les échanges et les concessions inhérentes à tous pourparlers de paix, n'incite nullement la négociation.
Les campagnes menées par Human Rights Watch, Amnesty International et d’autres organisations internationales pour les droits humains, en insistant sur une série étroite d’obligations de la justice, rendent les négociations de paix – et la tâche des médiateurs – plus ardues. Ces pressions ont eu passablement d’influence lorsque les Nations Unies ont joué un rôle de médiateur dans les pourparlers de paix. En effet, le système onusien adhère de plus en plus au point de vue selon lequel ceux que l’on estime responsables de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre doivent être poursuivis et traduits en justice, indépendamment des répercussions sur la construction de la paix. Cette position était évidente lors des négociations de paix entre 2006 et 2008 à Juba entre le gouvernement ougandais et la LRA, alors que les Nations Unies étaient l'entité médiatrice. Les premiers dix-huit mois de discussion ont été consumés par le désir de la LRA de retirer ou bloquer les mandats d’arrêt que la CPI avait émis pour cinq de ses commandants en 2005. En réponse, le gouvernement et la LRA ont envisagé les modalités concernant une trêve des mandats d’arrêt, ainsi qu’une série de « mécanismes de réconciliation et d’obligation de rendre des comptes alternatifs », dont l’acte d’amnistie d'Ouganda, en place depuis 2000. Tout au long de la procédure à Juba, Human Rights Watch et Amnesty International – ainsi que la CPI – ont produit un nombre constant (et souvent très émouvants) de communiqués insistant sur l’obligation de faire face à la communauté internationale, d’arrêter et de transférer les commandants de la LRA à la Hague. Ils ont affirmé que toute tentative d'amnistie nationale ou tout autre mécanisme de justice transitionnelle domestique qui n’équivalait pas à une poursuite pénale totale, serait en violation du droit international. En réponse à cette pression, les médiateurs des Nations Unies ont insisté pour que la CPI maintienne ses mandats, au grand regret de la LRA, qui, au bout du compte, a fini par refuser de signer l’accord de paix final et, à la place de cela, a repris sa campagne armée. Les discussions pour la paix en Colombie ont profité de l’absence de médiateurs internationaux – les gouvernements de Cuba, Norvège, Chili et Venezuela agissant uniquement en tant que garants du processus – et de moins de susceptibilité face à la rigidité des prescriptions des défenseurs internationaux des droits humains.
L’accord de justice transitionnelle de La Havane est une tentative par le gouvernement colombien et les FARC de parvenir à une forme de justice transitionnelle sur laquelle les deux parties peuvent s’accorder et qui ne précipite ni l’une ni l’autre à nouveau vers un conflit armé. Plutôt que de « brader la justice », comme le revendique avec aisance Human Rights Watch, cette démarche représente un processus de contextualisation de la justice en accord avec les inévitables contraintes des négociations de paix et avec l’environnement politique et juridique en Colombie. Le point de vue de Human Rights Watch, Amnesty International et d’autres organisations internationales pour les droits humains ne prend que la forme de poursuites pénales, à l'instar des mandats de la CPI ou des procès nationaux qui les imitent. Selon eux, toute autre manière de procéder équivaut à l’impunité. Mahmood Mamdani appelle cette manière de penser « le fondamentalisme des droits humains » : des acteurs désengagés, qui n’ont à vivre avec aucune des conséquences d'un éventuel échec des négociations de paix, et qui exigent l'adhésion à leur étroitesse légale au risque d'être taxé d'opprobre international ou, pis encore, au risque d'engendrer l’intervention directe d’acteurs externes tels que la CPI. Les fondamentalistes, sans exception, affirment que leur credo particulier est universel et non négociable. Or, comme le montrent les acteurs des accords de La Havane, ils devraient être ignorés.