L'armée française a-t-elle abandonné aux génocidaires hutu les Tutsi des collines rwandaises de Bisesero, fin juin 1994 ? Des pièces de la procédure judiciaire en cours à Paris, dont l'AFP a eu connaissance, accréditent ces accusations.
La Fédération internationale et la Ligue des droits de l'Homme (FIDH et LDH) et l'association Survie, parties civiles dans cette enquête lancée en 2005 par une plainte de rescapés, ont demandé le 24 novembre la mise en examen pour complicité de génocide de deux officiers, Jacques Rosier, qui commandait les forces spéciales, et Marin Gillier, en charge d'un commando de fusiliers marins.
Le 8 juillet, les juges Claude Choquet et Emmanuelle Ducos, n'ont pas épargné Jacques Rosier, entendu comme témoin assisté. Pour eux, rapporte une source proche du dossier, "plusieurs pièces de la procédure semblent démontrer que la découverte des réfugiés de Bisesero le 27 juin" par des soldats français "était connue des autorités françaises, et ce, avant le 30 juin". De quoi alimenter la controverse sur le rôle de la France lors du génocide qui a fait 800.000 morts, très majoritairement tutsi.
Les plaignants affirment que les militaires français leur ont promis le 27 de les secourir pour ne le faire que le 30. Pendant trois jours, des centaines de Tutsi ont été pourchassés et massacrés dans ces collines de l'ouest du Rwanda.
Depuis le 22, l'armée française déployée dans l'opération Turquoise sous mandat de l'ONU a pour mission d'arrêter les massacres.
Dans la tête de certains officiers, habitués à travailler avec les Forces armées rwandaises (FAR) hutu, la situation est ambiguë. Selon un témoignage d'un sous-officier, "nos patrons, notamment Rosier, nous ont tenu le discours que c'était les Tutsi qui tuaient les Hutu". "Jamais je n'ai dit" ça, a réfuté Jacques Rosier.
Marin Gillier s'est souvenu de l'accueil de l'armée française par des Hutu en liesse: "une image qu'on nous projetait pour nous engager à lutter contre le FPR", la rébellion tutsi.
Mais, affirme-t-il, il ne sait pas qui tue qui ce 27 juin "en milieu de journée", quand, lors d'une reconnaissance "pour comprendre ce qu'il se passait", depuis son promontoire à Gishyita, il observe à environ cinq kilomètres "des personnes courant dans différentes directions, à flanc de colline". Pour lui, "le doute est tombé (...) le 30 juin en milieu d'après-midi" après avoir rencontré des victimes tutsi.
- "Ne rien faire" -
Cette version est mise à mal par le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval qui a raconté avoir recueilli des témoignages de Tutsi sur place dès le 27, et en avoir immédiatement informé sa hiérarchie, par téléphone et par fax: "ils seraient 2.000 cachés dans les bois", "ils sont dans un état de dénuement nutritionnel, sanitaire et médical extrême", "ils espéraient notre protection immédiate", écrit-il dans un fax.
Pour les parties civiles, Rosier comme l'état-major à Paris sont donc informés dès le 27 juin à 14H38 de "menaces de la part de hutu" contre des Tutsi.
Jacques Rosier nie. Mais dans le bureau des juges, une vidéo filmée le 28 et vue par l'AFP, l'a ébranlé: il écoute un sous-officier décrire des exactions contre les Tutsi. "C'est vrai qu'en revoyant cette scène, il me paraît incroyable de ne pas avoir réagi à l'information donnée", lâche-t-il aux juges.
Autre document embarrassant pour la hiérarchie, un "point de situation" déclassifié envoyé à la "cellule de crise Rwanda" par le patron de Turquoise, le général Jean-Claude Lafourcade, qui n'a pas encore été entendu par les juges. Il évoque les événements dans le secteur de Bisesero et privilégie l'hypothèse de Tutsi "ayant fui les massacres d'avril et cherchant à se défendre sur place". Parmi les attitudes possibles envisagées en attendant "une reconnaissance plus précise": "ne rien faire et laisser se perpétrer des massacres dans notre dos".
Pour les parties civiles, l'attitude de la hiérarchie militaire française relève de la complicité de génocide, pas de la non assistance à personne en danger, qui serait prescrite.