Le 14 mars 2012, Thomas Lubanga Dyilo (Lubanga) a été déclaré coupable par la Cour pénale internationale (CPI) des crimes de guerre consistant à avoir procédé à l’enrôlement et la conscription d’enfants de moins de 15 ans et à leur utilisation pour les faire participer activement à des hostilités en République démocratique du Congo (RDC). Il s’agit de la première condamnation prononcée par la CPI et d’une étape importante en matière de condamnation internationale de l’utilisation d’enfants soldats. Cette condamnation a été assortie d’une peine de prison de 14 ans pour Lubanga et d’un espoir de justice pour ses victimes – des enfants d’à peine 11 ans qui ont été contraints de se battre, de mourir, de commettre des violences, d’être des esclaves sexuels ou d’accomplir d’autres tâches destinées à soutenir le groupe rebelle.
Pour ces ex-enfants soldats, la justice devait revêtir deux formes : le châtiment et la réparation. Par conséquent, la condamnation du criminel et la peine qui lui a été infligée ne constituaient qu’une partie de la justice qui devait être rendue. De plus, afin de rendre le droit pénal international plus attentif aux besoins des victimes d’atrocités, le Statut de Rome qui a fondé la CPI a prévu un régime de réparations pour indemniser les victimes de crimes faisant l’objet de poursuites devant la Cour. Les réparations accordées par la CPI aux victimes des crimes de Lubanga reposent sur le principe suivant lequel l’indemnisation versée à la victime d’un préjudice illicite constitue également une forme de justice importante qui, d’une certaine manière, vient compenser le préjudice subi. L’affaire Lubanga est la première affaire de la CPI pour laquelle des réparations ont été ordonnées et pour laquelle le Fonds au profit des victimes (FPV) de la CPI a dû élaborer un plan de mise en œuvre.
Les ex-enfants soldats de la RDC méritent que justice leur soit rendue. Ils ont subi de graves préjudices lorsqu’ils étaient avec le groupe rebelle et beaucoup continuent de souffrir bien des années après avoir quitté le bush, tel un héritage de l’époque où ils étaient enfants soldats. Leurs souffrances perdurent pour plusieurs raisons, y compris des problèmes de réinsertion. Les réparations accordées aux ex-enfants soldats visent à garantir que justice leur soit rendue et à les aider à se réinsérer dans leur communauté. Reste à savoir s’ils peuvent atteindre cet objectif!
Comme il s’agit de la première mise en oeuvre de réparations, il apparaît important, par souci de justice et pour le prestige de la CPI, qu’elle soit juste et appropriée et qu’elle soit perçue comme telle. Le problème est que malgré les grands espoirs que suscite cette démarche plus centrée sur la victime - démarche adoptée par la CPI en matière de responsabilité des atrocités -, l’ordonnance de réparations aux victimes dont font partie des ex-enfants soldats peut certes soulager certaines souffrances mais aussi exacerber les tensions et aggraver les difficultés de réinsertion et d’acceptation des ex-enfants soldats, compte tenu de la complexité de leur statut de victime.
Le défi inhérent à cette première mise en oeuvre des réparations ordonnées par la CPI est un problème non seulement pour les personnes et les communautés en RDC mais aussi pour la CPI et l’ordonnance de réparation elle-même.
Les enjeux de la réinsertion des ex-enfants soldats
La réinsertion des ex-enfants soldats dans la communauté est importante pour le bien-être de la société dans son ensemble et pour celui des enfants en particulier. Malheureusement, les ex-enfants soldats ont souvent des difficultés à se réinsérer pour des raisons physiques, psychologiques, par manque d’instruction, de formation professionnelle ou de ressources. Ils sont également confrontés à des problèmes de réinsertion sociale en raison des préjugés liés à leur statut d’ex-enfant soldat.
L’accueil réservé par les membres de la communauté aux ex-enfants soldats est souvent ambivalent. Cette ambivalence est le reflet des tensions au sein de la communauté qui est partagée entre la compassion et le ressentiment, entre la volonté de tourner le dos au passé et le désir de voir les méfaits commis reconnus et pris en compte, entre le fait de reconnaître qu’il faut permettre à ces jeunes criminels persécutés d’obtenir l’aide dont ils ont besoin pour devenir des membres actifs de la société à laquelle ils appartiennent et la méfiance et la perplexité face à la nature de ces anciens combattants, de leurs actes passés et de leurs inclinations à venir.
La réinsertion des ex-enfants soldats est difficile en partie parce que, même si l’idée abstraite qu’il s’agit de victimes de la guerre est généralement admise, ils sont souvent stigmatisés au niveau individuel en raison de la sauvagerie et de la destruction causées par la guerre civile. Cette hostilité peut se manifester de manière isolée, par le biais d’injures ou d’agressions physiques.
Dans le cadre de mes recherches sur la réinsertion des ex-enfants soldats pour lesquelles je suis allé mener des enquêtes sur le terrain dans le nord de l’Ouganda où la situation est similaire, j’ai recueilli beaucoup de témoignages d’ex-enfants soldats rendant compte des mauvais traitements que leur avaient infligés les membres de la communauté lorsqu’ils avaient appris qu’ils revenaient du bush. Malgré la promulgation d’une loi interdisant le harcèlement de ces jeunes, les ex-enfants soldats font encore l’objet de violences verbales et physiques au sein de leur communauté.
On relève également une certaine rancoeur à l’égard des ex-enfants soldats lorsqu’ils reçoivent des soins médicaux, une formation ou une aide matérielle à la réinstallation. Si les enfants soldats requièrent une aide supplémentaire en raison des problèmes qu’ils rencontrent, ils ne sont pas les seuls à pouvoir en bénéficier dans des sociétés ravagées par la guerre. L’accès aux services d’aide spéciale reposant sur leur statut d’ex-enfants soldats peut accroître le ressentiment et l’hostilité à leur encontre. Les réparations accordées aux ex-enfants soldats de Lubanga doivent être de nature collective, à la fois symboliques et axées sur les services. Si les réparations symboliques sont spécialement conçues pour contrer les opinions négatives et la réticence de la communauté face au retour des ex-enfants soldats, les réparations axées sur les services fournissent une assistance telle qu’une formation - des services d’une nature ayant déjà fait l’objet de critiques à maintes reprises.
Les enjeux de la réparation aux victimes-auteurs de crimes
L’idée selon laquelle la justice doit réclamer des réparations pour les victimes bénéficie d’un soutien de plus en plus large. Pour autant, cette première affaire constitue un défi parce que les enfants soldats entrent dans la catégorie dite des ‘’victimes complexes’’ lesquelles sont souvent considérées comme des auteurs de crimes et des victimes d’atrocités. Dans l’affaire Lubanga, la condamnation du chef de guerre prononcée pour le seul crime retenu comme chef d’inculpation - celui d’avoir procédé à l’enrôlement et la conscription d’enfants soldats - s’est accompagnée d’une ordonnance de réparations. Ainsi, les seules victimes pour lesquelles les réparations seront accordées dans ce tout premier plan de mise en oeuvre sont les victimes-auteurs de crimes, malgré les nombreuses victimes d’atrocités commises dans l’est de la RDC.
Dès lors, nous sommes tous invités (y compris les autres victimes) à réexaminer le
paradoxe qui rend difficile la compréhension de mots tels que "auteur", "victime" et "innocence" car les réparations peuvent favoriser ou entraver les perspectives de réinsertion de ce segment vulnérable d’une société au lendemain d’un conflit.
Les réparations fixées lors du jugement de Lubanga reconnaissent, d’une part, les problèmes de persécution et de discrimination auxquels les ex-enfants soldats sont souvent confrontés du fait de leur statut et, d’autre part, les risques potentiels que courent les bénéficiaires des réparations. Le plan de réparations collectives qui a été ordonné vise à favoriser leur réinsertion. Toutefois, il n’y a guère de place pour une solution qui permettrait de prévenir le risque de voir ces réparations causer de nouveaux problèmes aux ex-enfants soldats et compliquer leur réinsertion déjà difficile.
Le fait de satisfaire les besoins des ex-enfants soldats et de garantir que justice leur soit rendue en réponse aux persécutions qu’ils ont subies (à savoir leur recrutement et leur traitement), tout en reconnaissant et en respectant les besoins et la vision de la justice d’autres victimes au sein de la communauté – dont un grand nombre a subi des préjudices directs résultant du conflit et des actes commis par les enfants soldats, est déjà un défi particulier. Les réparations allouées par la CPI dans l’affaire Lubanga, en raison de l’impératif moral et légal qui consiste à harmoniser les réparations aux condamnations, ne semblent même pas parvenir à assurer un équilibre.
Les détails relatifs aux réparations sont encore en cours d’examen. En octobre 2016 , la CPI a approuvé et ordonné la mise en oeuvre de réparations symboliques mais la question des programmes de réparations non symboliques n’est toujours pas réglée. Même si les ex-enfants soldats étaient nombreux à souhaiter des réparations individuelles, par opposition aux réparations collectives, ce que leurs représentants ont revendiqué en leur nom et ce qui aurait allégé plus de problèmes personnels mais créé davantage de ressentiment, les réparations collectives risquaient de causer autant de mal que de bien. Tout en apportant éventuellement de l’aide, même si cela est contesté , les réparations collectives axées sur les services peuvent faire renaître ou accroître le ressentiment et la stigmatisation.