La Cour pénale spéciale (CPS) est en voie de création en Centrafrique. Le 14 février dernier, le président de la République centrafricaine, Faustin-Archange Touadera, a désigné comme procureur de la CPS Toussaint Muntazini Mukimapa, membre du Parquet militaire de la République démocratique du Congo (RDC). Dans les prochaines semaines, les juges nationaux et internationaux seront désignés et devront s’atteler à mettre sur pied ce nouveau tribunal semi-international, dont le mandat sera de juger les auteurs des crimes les plus graves commis en Centrafrique depuis 2003. Contrairement à son traditionnel principe de fonctionnement, la Cour pénale internationale, elle aussi sollicitée, conservera la primauté pour juger les présumés criminels de guerre, si les deux juridictions s’avèrent être en concurrence.
La CPS vient s’ajouter à une longue liste de tribunaux internationalisés, appelés aussi tribunaux « hybrides » ou « mixtes », telles que les Chambres africaines extraordinaires (2016), le tribunal spécial pour la Sierra Leone (2002), le tribunal spécial pour le Liban (2009), la Chambre des crimes de guerre en Bosnie-Herzégovine (2005), les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (2003), ainsi que les tribunaux établis par l’administration transitoire des Nations unies au Kosovo en 2000 (UNMIK) et à Timor-Leste (UNTAET).
Les trois péchés capitaux des tribunaux ad hoc de l’ONU
Les tribunaux hybrides ont été créés en réaction à la première génération des tribunaux ad hoc de l’ONU, les tribunaux pénaux internationaux, respectivement, pour l’ex-Yougoslavie (TPIY, 1993) et pour le Rwanda (TPIR, 1994). Ces deux tribunaux onusiens étaient critiqués pour être à la fois « hors sol » et rendre une justice trop chère et trop lente. Les tribunaux hybrides devaient en théorie offrir le meilleur des deux mondes: l’ancrage au sein même des sociétés où de graves crimes ont été commis permettant une appropriation populaire de la justice, donnée par un tribunal, dont l’impartialité serait garantie par la présence de juges internationaux, et le tout à un coût acceptable.
L’expérience montre cependant que les tribunaux hybrides ont chacun rencontré de sérieux défis, qu’ils ont relevé de manière très différente. La Cour pénale spéciale centrafricaine sera elle aussi confrontée à des défis de taille, citons-en les principaux :
- Construire sa légitimité : s’inscrivant dans le contexte d’un conflit ou d’une très grave crise politique, un tribunal pénal international ou hybride est toujours contesté par certains. La manière dont les victimes et la société civile se reconnaissent dans cet organe judicaire et décident de s’impliquer est primordiale pour construire la légitimité de ce tribunal. Le tribunal spécial pour le Liban reste jusqu’à ce jour controversé par une partie significative de la société libanaise, estimant que son mandat très spécifique - poursuivre les auteurs de l’attentat contre Rafic Hariri et les crimes connexes en lien avec cet unique attentat - , ne reflétait pas l’exercice d’une justice équilibrée. Rappelons que les auteurs des crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis lors de la guerre civile libanaise (1975-1990) ont bénéficié d’une amnistie générale en 1991. En revanche, les Chambres africaines extraordinaires qui jugeaient à Dakar l’ex-dictateur tchadien, Hissène Habré se sont peu à peu imposées auprès des opinions africaines. Les victimes tchadiennes ont su incarner leur lent et difficile combat pour la justice et réussi à le faire partager à des populations africaines peu informées de la répression commise dans les années 1980 par le régime de Hissène Habré. La manière dont la CPS construira sa légitimité dans un contexte où l’autorité de l’Etat reste contestée dans une grande partie du territoire sera l’un des grands défis de la nouvelle Cour.
- La protection des victimes et des témoins : c’est naturellement une dimension capitale du travail de ces tribunaux mixtes. La Chambre des crimes de guerre de Bosnie-Herzégovine, le tribunal mixte du Kosovo et même le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ont fait l’amère expérience de témoins et de victimes qui ont été intimidés, voire même assassinés. De même, le Tribunal pénal international pour le Rwanda s’est souvent montré incapable de protéger l’anonymat qu’il avait pourtant promis à des victimes et des témoins, au risque de mettre leur vie en péril. C’est l’un des défis les plus sérieux que rencontrent les tribunaux hybrides et auquel la CPS devra faire face.
- Une stratégie pénale du procureur adéquate: les stratégies des procureurs des tribunaux hybrides ont été très différentes en fonction de la spécificité de chaque situation et de leur mandat. Ainsi, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone n’a inculpé que 13 personnes et jugé que 8, dont l’ex-président du Libéria, Charles Taylor, alors que le tribunal hybride de Timor-Leste a inculpé quelques 400 auteurs présumés de crimes de guerre. La plupart des observateurs imaginent que le procureur CPS visera une vingtaine de personnes, mais à ce stade, ces chiffres sont pure spéculation tant que le procureur n’aura pas indiqué sa stratégie pénale.
- La capacité à mener des arrestations : le tribunal spécial sur le Liban n’a jamais été en capacité d’arrêter un seul inculpé ! Le tribunal mixte de Timor-Leste a procédé à quelques 88 arrestations, mais 300 inculpés ont fui vers l’Indonésie, laquelle n’a jamais collaboré avec les tribunaux de Timor-leste. La question reste ouverte pour la CPS : quelle sera la capacité de la Cour et de ses partenaires à appréhender les inculpés ?
- Le travail de sensibilisation et d’appropriation : une justice rendue pour des crimes de masse ne vaut que par sa capacité à faire connaître son travail. Beaucoup de progrès ont été effectués par les tribunaux depuis la création du TPIY. Le travail le plus impressionnant a été sans doute celui mené par les Chambres extraordinaires du Cambodge : plus de 250.000 Cambodgiens ont assisté à des audiences. Ce fut l’occasion de voir l’un des inculpés Khmers rouges comparaître devant ses juges, et quelques 100.000 personnes se sont rendues aussi sur les lieux de massacre. Des dizaines de milliers de personnes ont aussi visionné des vidéos de ces procès dans leurs villages. A l’inverse, la Chambre des crimes de guerre de Bosnie-Herzégovine a jugé plusieurs exécutants des massacres de Srebrenica en l’absence de tout public et avec un seul journaliste présent… Là encore, dans un pays aussi vaste que la Centrafrique, la CPS a une tâche essentiel pour sensibiliser les populations à son travail.