Au Myanmar, « la transition doit être bâtie sur la voix des gens ».

Au Myanmar, « la transition doit être bâtie sur la voix des gens ».©Aung Htet/AFP
Aung San Suu Kyi aux négociations de Panglong en février , 2017
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Entre 2009 et 2015, Matthew Mullen, enseignant à l’Institut des études sur les droits de l’homme et la paix à l’université Mahidol, en Thaïlande, a étudié les voies diverses et complexes par lesquels le changement politique est intervenu au Myanmar. Plutôt que de se focaliser sur l’image bien connue d’un mouvement d’opposition frontale face au régime militaire, il s’est intéressé aux efforts plus discrets qui avaient lieu dans les communautés locales, où une myriade de petites organisations et d’individus travaillaient pour le changement, non pas de manière confrontationnelle, mais au travers d’un vaste registre de tactiques allant de la résistance quotidienne à l’engagement et de l’évitement à la manipulation. Ces approches subtiles pour éroder un régime autocratique en interagissant avec lui ont été les signes distinctifs d’un mouvement très diversifié appelé la « Troisième force » par les analystes. Justice Info a rencontré à Bangkok Matthew Mullen, qui a récemment publié les résultats de sa recherche dans un livre intitulé « Pathways that Changed Myanmar ».[1]

 

Matthew Mullen, author of "Pathways that Changed Myanmar" (photo by Arnaud Dubus)

Justice Info : Comment décririez la « politique de reconstruction » au Myanmar ?

Matthew Mullen :  En voyageant à travers le Myanmar et en examinant les différents efforts pour impulser un changement, je me suis aperçu qu’il y avait un champ d’action difficile à cerner. Vous aviez les protestations traditionnelles, très visibles, mais vous aviez aussi beaucoup résistance quotidienne. Et dans presque toutes les communautés, vous aviez des organisations ou des projets locaux. J’ai découvert que les gens qui étaient derrière ces projets utilisant une combinaison d’engagement et d’évitement. L’objectif était de changer la situation environnante en créant de nouvelles opportunités. Les transferts financiers de l’étranger par les travailleurs birmans migrants constituaient un facteur important de ce schéma. Ils ont créé une situation dans laquelle les gens pouvaient faire des choses qu’ils étaient incapables de faire quelques années auparavant. Chacun essayait d’être créatif. Je suis ensuite entré en contact avec la Troisième force, les grandes organisations de la Troisième force – dont la plus notable et la plus controversée était Myanmar Egress.[2] Elles pratiquaient l’engagement stratégique, ouvrant un espace et créant de nouvelles opportunités. Le terme « politique de reconstruction » était une tentative pour définir ces nombreuses initiatives qui essayaient d’influencer l’évolution du pays, car je me rendais compte qu’il n’y avait aucune théorie qui « capturait » ce dont j’étais témoin sur le terrain.

Diriez-vous qu’au Myanmar, la politique de sanctions était inefficace comparée à la politique de reconstruction ?

Je ne dirais pas qu’elle était inefficace, mais je pense qu’il y avait un récit autour des sanctions qui était légèrement malhonnête. Les différents modes de résistance étaient tous très importants et, de nombreuses façons, se renforçaient mutuellement. Mais parfois les sanctions ou d’autres efforts pour soutenir la lutte contre la junte créaient des défis et des obstacles. Les sanctions contredisaient ce que la Troisième force et de nombreuses communautés locales essayaient d’accomplir. Selon moi, les sanctions étaient particulièrement problématiques lorsqu’elles étaient présentées dans le cadre du récit affirmant « les sanctions répondent et satisfont la volonté du peuple ». Vous ne deviez pas aller bien loin pour trouver des personnes qui ne voulaient rien avoir à faire avec les sanctions. Ces personnes ne voyaient pas les sanctions comme quelque chose d’effectif et de bénéfique stratégiquement. Et donc, toute cette idée des sanctions déployées pour mobiliser ou pour soutenir la population est une sorte de faux récit. Beaucoup de gens cherchaient toutes les opportunités possibles, les nouvelles ressources, les nouvelles, tout ce à quoi ils pouvaient se raccrocher. Ces gens voyaient les sanctions comme un autre obstacle à franchir, comme un autre isolement qu’il devait surmonter pour pouvoir trouver de nouvelles ouvertures. Ils considéraient aussi que les sanctions renforçaient le régime, alors qu’ils travailler à essayer de diminuer l’impact de l’Etat. Les sanctions ne répondaient pas à la volonté de la population, elles correspondaient à la volonté de certaines personnes. Il est important d’être clair là-dessus parce que cela nous force à considérer les approches alternatives, et cela requiert une évaluation honnête des dommages implicites que les sanctions peuvent engendrer.

Aung San Suu Kyi a joué un rôle important dans ce cadre. Peut-on dire que, du fait de son profil international, elle a monopolisé la voix pour le changement ? Elle approuvait les sanctions et les a légitimé aux yeux de la communauté internationale.

Il y a des raisons de la critiquer à ce niveau-là. Mais je ne sais pas si elle a monopolisé le récit, en devenant « la voix du peuple » ou bien si cette voix lui a été imposée. Vous aviez Free Burma Campaign et les gouvernements autour de la planète qui promouvaient les sanctions et montraient Aung San Suu Kyi en disant « la Dame de Rangoon les soutient et donc elles sont légitimes ». Mais je pense qu’il y a une certaine responsabilité de sa part. Elle aurait pu prendre du recul et dire : « je soutiens les sanctions, mais cela ne veut pas dire que tout le monde les soutienne ». Toutefois, durant cette période, elle était la plupart du temps assignée à résidence, et je ne sais pas dans quelle mesure elle aurait pu apporter ce genre de nuance et démonopoliser la voix. Le problème est qu’elle était devenue la voix la plus pratique vers laquelle se tourner. Ma critique est qu’elle aurait pu faire plus et dire : « c’est ma perspective, mais il y a d’autres façons d’envisager le problème ». Cela aurait fait énormément de différence pour les groupes qui essayaient d’adopter des approches différentes et avaient l’impression que leur perspective était entièrement déconsidérée.

(…)

En 2012, le rapporteur spécial des Nations unies pour le Myanmar, Toma Ojea Quintana, a lancé un appel pour l’établissement d’une Commission Vérité. Qu’en pensez-vous ?

D’un point de vue purement juridique, vouloir mettre en place une Commission Vérité peut se comprendre, ainsi que les raisons pour lesquelles cela pourrait être bénéfique pour le Myanmar. Le gros problème est qu’il n’y a eu aucun effort pour évaluer ce que les gens voulaient. C’est comme de sauter dans la machine de la justice transitionnelle avant d’avoir tenu quelque discussion que ce soit à propos des priorités des gens, du type d’idées qu’elles ont. Cela revient à dire que les Nations unies dictent les termes de la transition et définissent le modèle. L’une des inquiétudes majeures est que le plus gros de l’attention et des ressources auraient été concentrées sur la Commission Vérité, alors que l’on se demande encore ce que souhaitent les habitants du Myanmar. Cette vision « vue d’en haut » et, d’une certaine manière, cette mentalité aristocratique du « cela serait bon pour le Myanmar » est une menace réelle.

Cette notion de « parler pour les autres », au lieu de laisser les gens parler pour eux-mêmes, que vous évoquez à plusieurs reprises dans votre livre…

Oui, c’est un bon exemple de cela. Quintana a les meilleurs intérêts de chacun en vue. Il ne fait rien d’aberrant, mais cet appel impose implicitement le silence aux gens. Cela prend du temps, de la patience et de la réflexion pour laisser les gens parler. Le désir d’aller de l’avant pour un certain processus de justice transitionnelle est tout à fait compréhensible, mais ce type de proposition hâtive pour une intervention particulière clôt automatiquement le débat. Cette transition doit être bâtie sur la voix des gens. Il doit y avoir un effort pour comprendre ce que veulent les gens avant de pouvoir dire quelle forme doit prendre la justice transitionnelle au Myanmar. Assigner un modèle revient à imposer la justice transitionnelle plutôt que de la faciliter.

Comment peut-on expliquer qu’un certain nombre de militant pro-démocratiques ferment les yeux ou même applaudissent les exactions contre les Rohingyas dans l’ouest du Myanmar ?

Pendant très longtemps, le mouvement pro-démocratique au Myanmar et autour du Myanmar a été perçu comme très pur et très droit. Rares sont deux qui se sont interrogés sur les courants internes soutenant la discrimination, ou le sexisme ou d’autre chose. Quand cette société civile massive avec un passé reconnu au niveau des droits de l’homme justifie, tout d’un coup, justifie ou même prend part aux exactions contre les Rohingyas et les musulmans, beaucoup d’observateurs sont pris à contre-pied. Une partie du problème, au-delà de l’évident accroissement de la xénophobie, est le positionnement des avocats pour les droits de l’homme et la démocratie comme infaillibles, intrinsèquement bons, ce qui engendre une certaine autosatisfaction et l’absence de responsabilité. Une autre partie du problème vient de la dynamique selon laquelle des membres de la société civile au Myanmar essaie de repositionner ce qui est clairement de la xénophobie comme quelque chose de technique et dont on peut débattre. Je ne veux pas attribuer de la haine ou de la complicité là où elles n’existent pas, mais il y a certaines parties de la société civile du Myanmar qui voudront prendre position sur la question, mais elles ne voient pas de possibilités pour le faire. Mais quand des membres de la société civile mettent en avant une vision du Myanmar avec un espace très restreint ou même pas d’espace du tout pour les populations musulmanes du pays, quand la société civile crée un environnement favorable à la persécution, ils contribuent aux atrocités.

Interview par Arnaud Dubus

 

[1] Pathways that Changed Myanmar, Matthew Mullen, Zed Books, Londres, 2016.

[2] Myanmar Egress, fondé en 2006 par Nay Win Maung, était la principale organisation constituée de la Troisième force au Myanmar. Elle était, entre autres, impliquées dans des programmes de formation qui propageaient discrètement des valeurs démocratiques.