Nada Al-Hassan de l'UNESCO : "la destruction du patrimoine est une arme de guerre"

Nada Al-Hassan de l'UNESCO : ©unesco
Destructions à Alep, quartier de Jdeideh
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Nada Al-Hassan est le chef de l’Unité Etats arabes au Centre du patrimoine mondial de l’UNECO, basé à Paris. Nada Al-Hassan suit de près le dossier de la corrélation entre les guerres et la destruction des cultures et des monuments historiques, qui agite l’actualité internationale de ces trois dernières années.  

Nada Al-Hassan

JusticeInfo.net: Palmyre, Mossoul, Racca, Alep, Tombouctou...pourquoi Daech s’attaque-t-il avec autant de férocité au patrimoine? A l'héritage? Quel message adresse-t-il ainsi au monde ?

Nada Al-Hassan : Nous ne savons pas exactement ce qu’ils nous adressent comme message, mais la destruction du patrimoine a le pouvoir de faire peur. C’est une arme de guerre. Lorsque vous déstabilisez les repères historiques et culturels d’un groupe, vous gagnez quelque part la bataille. C’est également une manière de faire régner une certaine culture sur une autre et d’imposer une idéologie suprématiste à des peuples qu’on veut soumettre. Je lis énormément de cynisme et de manipulation dans ces actes, car ceux, qui massacrent, sous fond de motivation idéologique, le patrimoine sont les mêmes qui vendent ces œuvres qu’ils détruisent devant les caméras. Les pièces figuratives antiques de corps de femmes, qui disparaissent dans les zones contrôlées par Daech vont se retrouver peu après sur Internet dans les réseaux du marché noir. Il y a la guerre et le business de la guerre !

 

L'UNESCO parle depuis deux ans de "nettoyage culturel". Que voulez-vous dire par ce concept ?

Nous voulons évoquer par ce concept une volonté systématique d’élimination de certains types de patrimoines qui ne représentent pas l’ère islamique sunnite, orthodoxe. Daech veut effacer et liquider tout ce qui est différent de lui. Cela s’appelle du « nettoyage ethnique » que de vouloir chasser les chrétiens en leur disant : « soit vous devenez musulmans, soit vous disparaissez », donner le signal pour les persécuter, saccager leurs maisons et mettre en esclavage leurs femmes. Quelque soit leur valeur historique et communautaire, divers lieux de croyance ont été pulvérisés, dont les mausolées soufis en Syrie, en Libye et en Iraq.

 

Les jihadistes font également commerce des pièces de musées qu'ils pillent sur leur passage. Avez-vous évalué l'ampleur de ce trafic illicite ?

Il reste très difficile d’estimer l’ampleur de ce trafic quand il s’agit d’œuvres qui ne sont ni inventoriées, ni répertoriées. C'est-à-dire, ce qui a été pillé dans les musées, comme par exemple le cas du musée de Bagdad en 2003, a été évalué : on sait le nombre exact de pièces volées, celles qui manquent toujours et celles qui ont été retournées depuis. Or, ces derniers temps en Syrie et en Iraq, des fouilles illégales se sont multipliées à une échelle sans précédent dans des sites, dont on ne connait pas les fonds. On sait par les images satellitaires que le nombre de cratères de fouilles sauvages sur des sites archéologiques comme Apamée ou Doura-Europos en Syrie est incroyable. Ces sites sont aujourd’hui complètement émiettés par des fouilles à la pelle et au tracteur. On ne sait malheureusement pas ce qui en a été extrait. Certes beaucoup de pièces ont été bloquées à la frontière avec le Liban, mais d’autres ont réussi à voyager et se trouvent on ne sait où. Le Conseil de sécurité de l’ONU a d’ailleurs adopté la résolution 21/99 , qui considère que le trafic illicite est une des source de financement du terrorisme et qui impose un moratoire à tout commerce suspect en provenance de l’Iraq et de la Syrie.

 

Quelles sont les grandes lignes de la stratégie tracée par l'UNESCO pour protéger le patrimoine des zones menacées par les extrémismes ?

 La stratégie de l’UNESCO concerne plutôt les zones menacées par la guerre. Les dommages collatéraux entrainés par les conflits armés ont énormément détérioré des zones entières, Alep, par exemple, a été détruite par une guerre féroce. C’est aujourd’hui une ville dévastée comme Berlin après la seconde guerre mondiale ! La stratégie de l’UNESCO a pour caractéristique principale de considérer la destruction du patrimoine comme indissociable des questions à la fois sécuritaires et humanitaires. En effet, la mise en abime de la diversité culturelle et des minorités ethniques divise et déstabilise les sociétés, créant des tensions inter communautaires d’une extrême gravité. Cette vision est nouvelle à l’UNESCO, qui se limitait auparavant à la protection du patrimoine bâti. Maintenant, notre organisation travaille en amont à sensibiliser les décideurs au sein du Conseil de sécurité et dans les hautes instances internationales sur les enjeux de la destruction du patrimoine afin qu’ils prennent en compte ce facteur dans leurs géopolitiques et leurs plans de restauration de la paix. Au Mali, par exemple, la sécurisation du patrimoine fait partie intégrante de la mission des casques bleu de l’ONU, car on s’est rendu compte à quel point sa perte déstabilise et traumatise les populations et sa reconstruction les revitalise. Tout en faisant beaucoup de prévention visant les sites à risque, comme les minarets et les clochers, ou la sécurisation des musées, nous suivons également de très près les destructions et essayons de faire des constats clairs sur les dommages afin de planifier l’échelle des priorités de nos interventions. Nous rappelons également aux Etats parties, qui ont signé nos conventions, dont la Convention de la Haye de 1954 sur la protection du patrimoine culturel en cas de conflit armé, leurs engagements à ne pas militariser, ni viser les sites historiques et à rester vigilant quant au trafic des objets volés.

 

Vous prônez également une stratégie de protection par pays que vous avez affinée la semaine passée à Tunis, lors d’un atelier organisé à l’échelle de la région arabe. Pouvez-nous en expliquer la vision ?

La stratégie par pays s’articule sur plusieurs plans, dont celui de la sensibilisation des jeunes, particulièrement ceux marginalisés vivant dans les pays touchés par la guerre pour en faire des acteurs de la sauvegarde du patrimoine et renforcer leurs capacités. Nous avons ensuite lancé la campagne « Unis pour le patrimoine » dans plusieurs pays arabes dans ce sens, dont l’Egypte, le Liban et la Tunisie.

 

Les images de l’actualité internationale nous montrent quotidiennement ces derniers jours l’ampleur des dégâts enregistrés sur le magnifique site de Palmyre bombardé par Daech avant qu’il ne quitte la ville irakienne. Que peut la communauté internationale devant la destruction massive de Palmyre ?

-L’ampleur de la destruction d’Alep attire plus notre attention parce que non seulement il s’agit là d’une ville du patrimoine mondial d’une très grande importance historique dans l’histoire de l’art mais surtout, nous parlons dans ce cas d’une ville vivante, avec ses fonctions sociales et économiques. Les sites habités sont pour nous prioritaires. J’ai visité Palmyre en avril dernier avant qu’il ne soit encore une fois bombardé par Daech, il y restait encore beaucoup d’éléments intéressants. Que faire à Palmyre maintenant ? Pour le moment, consolider les parties restantes, qui risquent de s’écrouler, comme la citadelle ou les nécropoles, vraiment magnifiques. Or, on ne sait pas dans quel état ils sont. C’est un site qui peut attendre la stabilisation politique pour accueillir un programme de restauration scientifique engageant des architectes, des archéologues et des ingénieurs connaissant en profondeur Palmyre et les communautés locales dont l’interprétation symbolique de la restauration concernera directement.