L’histoire de Mbarka Tounekti, mère de 14 enfants, dont cinq incarcérés dans les geôles de l’ex président Ben Ali explique la ruine de son frêle petit corps. Son témoignage lors des auditions publiques de la commission vérité tunisienne a été suivi par celui de sa fille. Houda Tounekti a décrit les tribulations d’une mère courage autour de cinq prisons de Tunisie pour distribuer à ses enfants des couffins de victuailles préparés à base des rebuts des marchés.
Le témoignage de Mbarka Tounekti commence à la 15° minute
Souffrant d’une grave maladie nerveuse, Mbarka Tounekti n’a pas pu assister à l’audition publique de l’Instance vérité et dignité du 10 mars dernier. La vidéo de son témoignage a été enregistrée, par les équipes de l’IVD, chez elle. Les téléspectateurs qui suivent le déroulement des audiences depuis leur début en novembre dernier, -désormais uniquement transmissibles sur la télévision publique, les trois autres télévisions privées ayant renoncé à les diffuser- ont vu une femme sans âge, détruite par la douleur, tremblant à chacun de ses souffles. Mbarka Tounekti a eu 14 enfants, dont cinq incarcérés pour appartenance à la mouvance islamiste. Ils étaient encore mineurs, élèves du secondaire, lorsqu’ils commencent à être interpellés par la police, puis torturés et poursuivis par une justice aux ordres du régime de l’ex président Ben Ali. C’est la mère, qui dès le début des années 90 va subir le plus grand des calvaires. Faire le tour de cinq prisons, situées aux quatre coins de la République, au fil des jours de la semaine, pour distribuer les couffins de nourriture à ses fils Fayçal, Raouf, Mehdi, Abdelmonem et Mounir.
« Nous n’avons pas eu droit à l’enfance »
Mais les visites sont aléatoires, elles dépendent du bon vouloir et de l’humeur des gardiens. Il arrive souvent qu’après plusieurs heures d’attente dans le froid ou sous le soleil, la mère Tounekti, venant de très loin chargée de son couffin est rabrouée par les agents pénitentiaires.
« Lorsque je réussis à voir, malgré vents et marées, l’un de mes enfants, deux policiers nous accompagnent, l’un derrière moi et l’autre derrière mon fils. Ils contrôlent notre parole. Je ne peux même pas m’enquérir de leur santé. Très vite, les agents annoncent la fin de la séance. Comment pardonner après tant d’endurance ? ».
Houda Tounekti, la fille de Mbarka est venue, elle, présenter son témoignage publiquement et compléter celui de sa mère. Un récit traversé par une longue complainte : « Nous n’avons pas eu droit à l’enfance ».
Elle raconte comment pendant l’une des premières manifestations des islamistes en 1984, des élèves sont de la protestation, dont son frère Raouf, qui est renvoyé par la suite définitivement de son lycée. Les manifestations des islamistes contre le régime du président Bourguiba redoublent d’intensité en 1987.
Fayçal, qui y prend part est alors recherché et suit pour un temps le chemin de la clandestinité. La revanche du ministère de l’Intérieur ne se fait pas attendre : « des descentes policières chez nous d’escadrons d’hommes en uniformes noirs bardés d’armes à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, terrorisent les enfants encore en bas âge, que nous étions. Les policiers violentent mes frères, nous menacent le révolver au poing, fouillent nos affaires et déchirent nos manuels scolaires en criant à la tête de ma mère : « Ce sont les livres qui ont perdu vos enfants ! Vos enfants que vous échouez à éduquer ! ». Ils arrêtent Fayçal et Raouf, qui nous reviennent deux mois après le dos lacéré par les coups reçus pendant l’interrogatoire ».
Des manuels scolaires enterrés
En 1990, la chasse aux islamistes reprend de plus belle avec l’accès au pouvoir du président Ben Ali après sa destitution du président Bourguiba en novembre 1987. Les frères Tounekti fichés par la police sont de nouveau persécutés. Ne sachant ni lire, ni écrire, pressentant le retour des descentes policières à son domicile, la mère est traumatisée par les sommations des agents de la sécurité. Elle va enfouir tous les livres et cahiers de ses enfants dans le jardin.
« Maman était intraitable sur cette question. Tout, absolument tout, avait disparu de nos casiers, journaux locaux et nos feuilles de brouillon compris. Le jardin aurait pu fleurir des encyclopédies tellement son ventre était rempli de savoir », se souvient Houda Tounekti.
La mère avait vu juste : cinq de ses fils sont arrêtés. Commencent à ce stade les tribulations de Mbarka Tounekti autour des prisons de Tunisie. La paye très modeste de son mari, chauffeur de bus, seul salarié de la famille, permet à peine à sa progéniture de survivre. Comment donc trouver les ingrédients avec les quels elle va préparer les plats destinés aux prisonniers ? Elle emprunte alors les circuits des plus pauvres parmi les pauvres : accompagnée de ses ainés, Mbarka circulera dans les marchés pour ramasser les déchets et rognures des fruits, légumes et poissons jetés par les commerçants à la fin de la journée. C’est avec ses « trésors » des poubelles qu’elle va nourrir ses fils, entretenant à travers le « couffin » le lien affectif avec eux.
Houda Tounekti se rappelle à quel point le cérémonial du couffin était vital pour toute la famille : « Cinq jours sur sept ma mère se réveillait à quatre heures du matin pour préparer les victuailles destinés à nos frères. Nous nous alimentions de pain trempé dans de l’eau citronnée. Nous étions capables de tous les sacrifices quitte à ce qu’ils trouvent de quoi s’alimenter et ressentent notre présence et notre soutien. Pour eux, nous avons négligé nos études, car il fallait aider notre mères dans ses tournées quotidiennes et la soutenir lorsqu’abattue, elle décelait des traces de torture et de mauvais traitement sur la physionomie de ses enfant».
Interdit de soins alors qu’il attrape une tuberculose en prison, Mehdi décède en 2011. Houda est expulsée de son lycée pour motif de port du voile. Le contrôle administratif imposé à ses frères après leur sortie de prison où ils ont passé entre trois et seize ans ne leur permet ni de continuer leurs études, ni de travailler.
La mère elle, accablée par un cas de dépression grave, ne peut pas pardonner.