Entre rire et larme, Muhammad Ashraf évoque ses retrouvailles avec ses enfants après 25 ans de séparation entre eux, partis au Pakistan, et lui resté en Inde: l'interminable conflit cachemiri déchire toujours des milliers de familles.
"Mon fils avait 12 ans quand ils sont partis, et maintenant mon petit-fils a 16 ans. Je suis si heureux de voir tous mes petit-fils et petites-filles", dit à l'AFP ce militaire indien retraité, à la barbe bien taillée.
C'est au terme d'une véritable odyssée qu'il a enfin pu se rendre au Cachemire pakistanais pour les serrer dans ses bras -- un épilogue doux-amer, car ces retrouvailles ne sont que temporaires.
En 1990, M. Ashraf servait dans les forces indiennes loin de son village de Karen, situé près de la frontière pakistanaise dans la partie indienne du Cachemire, lorsqu'y a éclaté une violente insurrection contre New Delhi.
En octobre de cette année-là, sa famille a pris la fuite par crainte des rafles et des tortures auxquelles les autorités indiennes étaient accusées par la presse et la population de recourir pour réprimer le soulèvement.
En même temps que 20.000 autres habitants du Cachemire indien, ils ont traversé la frontière et se sont réfugiés au Pakistan.
M. Ashraf, resté derrière, n'a été mis au courant de leur fuite qu'une semaine plus tard. Sa famille était loin de se douter qu'il lui faudrait plus d'un quart de siècle pour le retrouver.
"L'âge d'or de ma vie, celui que j'aurais dû passer avec ma famille, est fini", soupire le septuagénaire.
Sa tragédie est celle de milliers de familles, divisées par un conflit qui remonte à la Partition meurtrière du sous-continent indien en 1947, à la fin de la colonisation britannique.
Le Cachemire est l'une des pires poudrières de la planète, divisé depuis 70 ans entre deux puissances nucléaires qui en réclament chacune l'intégralité.
L'Inde et le Pakistan se sont déjà livré deux guerres pour cette région de pics et de glaciers, et aucune issue n'est en vue.
- Coincé -
M. Ashraf s'est retrouvé coincé car il était soldat de l'armée indienne.
"J'ai pensé que si je quittais mon poste, je serais considéré comme un +traître+, et que cela pourrait avoir des répercussions sur une des mes filles qui était toujours au Cachemire" indien, explique-t-il.
Tant qu'il servait dans l'armée active indienne, M. Ashraf n'avait pas le droit de se rendre au Pakistan, territoire ennemi.
Mais dès sa retraite en 2006, il s'est efforcé de retrouver les siens. Il s'est inscrit pour le Service de bus du Cachemire créé l'année précédente afin de réunir les familles divisées.
Le permis pour y accéder dépend du bon vouloir des autorités, et M. Ashraf dit avoir déposé son dossier par cinq fois "en vain".
Puis il a fait une demande de passeport afin d'emprunter un poste frontière officiel situé plus au sud dans le Pendjab, mais il lui a fallu dix ans pour l'obtenir.
Difficile de savoir les raisons exactes d'un tel délai, mais il se peut que les autorités aient été réticentes à laisser un ex-soldat se rendre au Pakistan.
Lorsqu'il a finalement reçu son passeport en 2016, il était trop tard pour revoir son père et sa mère, décédés au Cachemire pakistanais.
Pendant toutes ses années, il a manqué le mariage de ses enfants, la naissance de ses petits-enfants, mais aussi la vie quotidienne auprès de son épouse, Badr Un Nisa, aujourd'hui âgée de 62 ans.
"J'ai pleuré à chacun des mariages de mes enfants car mon mari me manquait", dit-elle à l'AFP.
- Si loin, si proches -
Lorsqu'Inde et Pakistan ont signé un cessez-le-feu en 2003, ils ont désigné un point sur la rivière du Neelum qui sépare la partie indienne de la partie pakistanaise du Cachemire, où les familles divisées peuvent se saluer depuis les berges.
La famille de Mr Ashraf se rappelle l'y avoir vu de loin, en 2006, seize ans après leur séparation.
La rivière n'est large que de 25 mètres à cet endroit, mais les eaux tumultueuses et les soldats armés qui veillent dissuadent les plus désespérés de traverser.
Pour certains, ces retrouvailles à distance ne font que raviver la peine.
Ashraf Jan, 60 ans, originaire du même village que Muhammad Ashraf dans le Cachemire indien, est arrivée au Pakistan en février cette année pour y retrouver sa famille, qui avait également fui en 1990.
Elle aussi s'est rendue au bord du Neelum pour voir son fils, Ashiq Hussain.
"J'ai bien pensé sauter pour le rejoindre," raconte-t-elle. "Je pleurais d'un côté de la rivière tandis que mon fils pleurait de l'autre côté. Nous ne pouvions rien faire (...) Aujourd'hui j'ai l'impression de revivre".
Mais ce n'est qu'un court répit. Mme Jan comme Mr Ashraf ont des visas limités. Même s'ils obtiennent toutes les prolongations demandées, ils sont censés retourner en Inde après un maximum d'un an.
S'ils rendaient leur passeport indien, ils pourraient demander le statut de réfugié au Cachemire pakistanais -- mais pour Mr Ashraf, cela signifie abandonner sa fille restée au Cachemire indien, ainsi que sa maison et sa retraite.
S'il garde son passeport, il pourra faire les démarches pour revenir. Mais compte tendu des tensions entre les deux pays, aucune solution durable n'est en vue.
"Nous sommes heureux depuis que mon mari est avec nous, mais ces moments de bonheur sont brefs", soupire Nisa, l'épouse de Mr Ashraf. "Il va falloir qu'il rentre".