La Gambie attend la mise en place d’un mécanisme de justice transitionnelle, promise par les nouvelles autorités, pour panser les plaies des 22 ans de règne absolu de l’ex- président Yahya Jammeh. En attendant, la police et la justice ont ouvert une série d’enquêtes sur des cas de disparitions forcées sous les anciennes autorités. Et la tâche n’est pas forcément aisée. En raison notamment du maintien dans l’administration et le secteur judiciaire de personnes acquises à l’ancien régime.
A en croire un responsable de la police, cité par l’Agence France Presse, « trente-trois dossiers ont été constitués » à ce stade sur les disparitions forcées sous le régime de l’ex-président gambien Yahya Jammeh. Le nombre précis de personnes disparues durant les 22 de règne de Yahya Jammeh reste d’ailleurs encore inconnu.
« Nous avons environ sept cas dans lesquels nous avons beaucoup avancé jusqu'à présent », a ajouté M. Babucarr Sarr, le responsable de la police qui n’exclut pas que de nouveaux cas soient découverts dans la foulée. Il a par ailleurs annoncé le 04 avril la détention de dix personnes liées à ces disparitions, y compris des membres des terribles « Junglers » et de la « National Intelligence Agency » une autre machine criminelle sous le président Jammeh.
Ces arrestations font suite à la promesse du nouveau président gambien, Adama Barrow, élu en décembre, de créer une commission d'enquête sur les disparitions durant le régime de son prédécesseur, qui a dirigé pendant 22 ans la Gambie sans partage et est accusé de nombreuses violations de droits de l'homme par des ONG, des diplomates et nombreux Gambiens. « Le ministre de la Justice va recevoir des informations au sujet de tous ceux qui ont disparu sans laisser de trace. Une commission chargée des droits de l'homme sera installée sans délai pour compléter les initiatives du ministre de la Justice », avait déclaré M. Barrow le 18 février.
A ce jour, grâce à des informations communiquées par les premiers suspects interpellés, plusieurs corps ont déjà été ainsi retrouvés, dont celui de l’opposant et leader du Parti démocratique unifié (UDP), Solo Sandeng. Alors qu’il participait, en avril 2016, à une manifestation publique pour réclamer des réformes politiques, il avait été arrêté en compagnie d’autres manifestants, avant que sa mort en détention ne soit annoncée quelques jours plus tard. Sa mort est considérée comme l’un des derniers crimes de sang du régime de Yahya Jammeh qui a davantage dopé les opposants et ému l’opinion internationale.
Jusqu’où iront les procédures ?
Les différentes enquêtes et commissions en cours ou promises iront-elles jusqu’au procès ? Et les éventuels procès iront-ils jusqu’au bout ? Trop tôt d’y répondre. En dehors du gouvernement et de l’Assemblée nationale, renouvelée le 04 avril dernier, le dispositif administratif et judiciaire semble en effet toujours majoritairement acquis à l’ancien système qui a tout de même verrouillé toutes les institutions pendant 22 ans.
Le seul cas des difficultés que pose le procès des ex-agents de renseignements qui seraient impliqués dans la mort de l’opposant Solo Sandeng montre à suffisance l’état du système judiciaire actuel du pays. Les six juges (dont quatre Nigérians) de la Haute Cour de justice sont les mêmes qui répondaient au doigt et à l’œil de Yahya Jammeh. Ils ont été maintenus en dépit de l’opposition véhémente du barreau. Le 3 avril, ils reportaient pour la cinquième fois l’ouverture du procès contre les anciens agents de renseignement. Dans ce dossier, le gouvernement, mal préparé, avec un dossier mal ficelé, se mélange aussi les pédales. Les ministères de la Justice et de l’Intérieur se renvoient d’ailleurs le tort, le premier se défendant de n’avoir pas été impliqué dans les interpellations, le second se justifiant d’avoir lancé les interpellations pour éviter que les accusés ne se volatilisent. Conséquence, avant même son démarrage, le procès est à la peine. Toutes choses qui montrent que cela relèverait d’une véritable gageure de voir le système judiciaire actuel pouvoir organiser un procès exemplaire dans des dossiers de l’ère Jammeh. Déjà, il faut noter qu’il reviendra à la commission qui sera créée dans un délai de six mois d’envisager éventuellement des poursuites contre les principaux auteurs des violations des droits de l’Homme sous Jammeh. Ensuite, au cas échéant, il faudra réunir toutes les preuves et lancer une procédure judiciaire qui peut parfois, faute de moyens conséquents, s’étaler sur de longues années.
« Si on veut se venger, on va faire reculer le pays »
Mais qui pour juger qui ? Même si certains hauts responsables ont pu être changés, l’essentiel du dispositif administratif et judiciaire reste en place.
« Jammeh a été au pouvoir pendant 22 ans ! Et comme tout dictateur, une fois au pouvoir, il s’immisce et contrôle toutes les administrations et les ministères. Et aujourd’hui, avec ce gouvernement qui ne s’attendait pas à gouverner, maintenant qu’ils sont au pouvoir, ils n’ont pas d’autre choix que de maintenir d’anciens agents de Jammeh », a confié à RFI l’universitaire gambien Ismaila Ceesay. Pour lui, débarquer du jour au lendemain tous les fonctionnaires rôdés conduirait à l’effondrement du système administratif.
Alioune Tine, le directeur d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale, de retour de Banjul début avril, où il a rencontré les acteurs politiques y compris le président Adama Barrow, est du même avis : « Il ne faut non plus se faire trop d’illusions sur les capacités de changement du gouvernement face aux attentes énormes et multiformes des populations mais également au legs de vingt-deux ans d’un régime brutal qui a affaibli et assujetti toutes les institutions avec une justice aux ordres et des institutions de défense et sécurité à sa totale dévotion ».
Même en engageant les enquêtes, Adama Barrow le fait plus par principe qu’autre chose. Il sait qu’il ne verra probablement pas leurs aboutissements. Il a promis faire de son mandat une transition de trois ans et passer le pouvoir à ceux qui aspirent, contrairement à lui, à faire carrière en politique. Sa priorité est d’avantage de redonner un air de liberté et de démocratie aux institutions et par ricochet au pays entier, avant d’organiser une nouvelle élection avec des institutions modernisées. Déjà son camp s’est assuré la majorité à l’Assemblée nationale à l’issue des législatives du 6 avril, ce qui devrait contribuer à faciliter le vote de nouvelles lois. « Le Parlement gambien élu devra, entre autres, abroger de manière urgente des lois inadmissibles et restrictives qui violent les droits humains et restreignent les libertés fondamentales », recommande Amnesty International.
Parmi les membres de la nouvelle Assemblée nationale, figure Fatoumatta Jawara. Arrêtée aussi en avril 2016, en même temps que l’opposant Solo Sandeng, mort en détention, elle a été plus chanceuse. Torturée à la redoutable agence de renseignement du régime de Yahya Jammeh, elle sera libérée par le nouveau gouvernement, avant d’être élue députée le 6 avril dernier. «On a combattu Jammeh, on l'a fait partir, mais on n'a pas encore supprimé ses mauvaises lois. C'est pour cela que j'ai voulu devenir députée. Je suis devenue un symbole, mais ce n'est pas juste moi, c'est un travail d'équipe, et je fais partie de ce symbole », se réjouit-elle. « Je pense vraiment que si on veut se venger, on va faire reculer le pays. Mais on ne les laissera pas introduire des lois qui ramèneront ce pays en arrière, on les en empêchera », prévient la nouvelle députée.