La Turquie et le mémorial fantôme du génocide arménien à Genève

La Turquie et le mémorial fantôme du génocide arménien à Genève©FMAC, 2015
Les réverbères de la mémoire démontés à Venise
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Formidable ironie : en parvenant à bloquer la construction d’un monument en souvenir du génocide arménien à Genève pendant des années, la Turquie a rendu l’œuvre plus vivante que si elle avait été construite, ne serait-ce que par les passions déclenchées.

Dans « les considérations désobligeantes », l’écrivain viennois, Robert Musil, soulignait le paradoxe lié à la construction des monuments. Erigés dans l’espace public pour être vus, les monuments disparaissent pourtant rapidement au regard de l’œil pour être précipités dans l’océan de l’oubli :

« Rien au monde de plus invisible que les monuments. Nul doute pourtant qu’on ne les élève pour qu’ils soient vus, mieux pour qu’ils forcent l’attention ; mais ils sont en même temps, pour ainsi dire, « imperméabilisés », et l’attention coule sur eux comme l’eau sur un vêtement imprégné, sans s’y attarder un instant », écrit-il.

En sera-t-il de même pour « les réverbères de la mémoire » de Melik Ohanian ? L’œuvre une fois construite continuera-t-elle à cristalliser les passions, ou tombera-t-elle progressivement dans l’oubli, en devenant partie du paysage quotidien ? Car la saga pourrait se terminer bientôt, avec une récente décision de justice qui ouvre la voie à la construction de ce monument.

La saga débute en 2005 quand l’idée d’un monument pour marquer la tragédie arménienne est entériné par le Conseil administratif genevois. Quelques années plus tôt, le parlement genevois en 2001 ainsi que le parlement suisse en 2003 ont reconnu le génocide dont furent victimes les Arméniens dans les années 1915-1917, et qui fit plus d’un million de morts, selon la plupart des historiens. A l’approche du centenaire, la petite communauté arménienne genevoise veut lutter contre le négationnisme de l’Etat turc et milite pour la construction d’un monument : « Pour que le le monde sache. Qu’un monument mette sous les yeux de tous, y compris des Turcs, la réalité du génocide des Arméniens », expliquent l’artiste Anna Barseghian et le philosophe Stefan Kristensen, figures de proue de ce combat.

 

« Pour que le monde sache »

 

C’est sous cette impulsion que les conseillers municipaux genevois adoptent le 8 décembre 2007 la motion parlementaire M-759 pour marquer « la mémoire commune des Genevois et des Arméniens ». Avec un partage des tâches : la communauté arménienne paiera l’œuvre, la Ville de Genève offrira l’emplacement dans l’espace public et se chargera de l’entretien. Au terme d’un concours international organisé par le Fond Municipal d’Art Contemporain de la Ville de Genève, « les Réverbères de la mémoire » sont choisies le 8 novembre 2010 de manière unanime. Le jury est composé de personnalités du monde de l’art ainsi que de représentants de la Ville de Genève et de la communauté arménienne et leur choix se porte sur ces réverbères de huit mètres de haut, ainsi décrits : « le fût devient le support de textes gravés qui portent sur les notions de trauma et de transmission de mémoire et choisis pour leur portée universelle. Une larme chromée, dans laquelle l’individu peut voir son reflet et celui de son entourage, remplace l’ampoule. Elle est illuminée comme une flamme de bougie, la nuit tombée, par une source lumineuse orangée ancrée dans le sol. »

Commence alors les tentatives de bloquer la construction de ce monument. L’endroit prestigieux initialement choisi dans la vieille ville de Genève se heurte à des oppositions d’habitants – téléguidés en sous-main par le consulat turc, accusent certains – ainsi qu’au refus de la commission Monuments et site. Celle-ci estime qu’une œuvre évoquant la tragédie arménienne n’a pas sa place dans le vieux Genève et qui plus est, dans un espace du patrimoine classé.

 

« Risque très sérieux de représailles contre la Suisse »

 

Un nouvel endroit est trouvé, le parc de l’Ariana à proximité immédiate des Nations unies. L’endroit est symboliquement fort, car ce n’est plus seulement les Genevois, mais la commauté internationale qui aurait alors vue sur le monument. Ankara redouble alors de pressions pour bloquer cette initiative et ses pressions portent : les Nations unies, officieusement, suggèrent à la Ville de renoncer à cet emplacement. Côté helvétique, le conseiller fédéral, Didier Burkhalter, en charge des affaires étrangères, plie aussi sous la pression d’Ankara. Dans une lettre adressée aux autorités genevoises en décembre 2014, il écrit que « l’oeuvre les Réverbères de la mémoire » placée si près de l’ONU « risque de fortement perturber la nécessaire sérénité et impartialité de l’espace multilatéral à Genève », et le ministre suisse de souligner « le risque très sérieux de représailles de différents Etats qui peuvent porter atteinte aux intérêts de la Genève internationale et donc de la Suisse ». Une allusion voilée au fait que la Turquie envisagerait de dresser les pays de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) contre la Suisse, si ce monument devait être érigé là.

Devant ces obstacles, la municipalité de Genève se rabat alors sur le Parc Tremblay, un troisième endroit pour ancrer « les Réverbères de la mémoire », toujours en recherche d’une terre d’asile sur le sol genevois. Une quinzaine de riverains font recours allégant les perturbations que cette œuvre allait créer, soutenus par le député de la droite nationaliste, l’UDC Yves Niedegger, dont le parti milite pour l’abolition de la norme antiraciste, l’article 261b, qui punit le négationnisme. Mais les opposants sont déboutés par le tribunal administratif genevois de première instance le 16 mars dernier. Ils peuvent encore faire recours et donc, la saga n’est pas encore tout à fait terminée.

Entretemps, « les Réverbères de la mémoire » ont trouvé un asile très provisoire… à Venise en 2015 lors d’une exposition consacrée au centenaire du génocide arménien. Les Réverbères apparaissaient démontés, posés en désordre, attendant de nouveaux voyage, toujours en quête d’un refuge permanent pour s’ériger.

Finalement, Robert Musil avait vu juste. Les douze longues années d’obstruction pour la construction de ce monument a cristallisé l’attention des médias, conduit l’artiste Melik Ohanian a écrire un livre sur cette aventure qui se poursuit encore, mené à une mini-crise diplomatique turco-suisse dans laquelle furent impliquées les Nations unies, et incité l’artiste à repenser l’œuvre à Venise comme une métaphore de l’impossibilité de dépasser aujourd’hui encore le négationnisme de l’Etat turc. Une fois construits, l’avenir des Réverbères sera-t-il aussi riche ?