Une manifestation menée par le collectif Manich Msamah (Je ne pardonnerai pas) au centre-ville de Tunis a réuni au moins mille manifestants. Objectif de la mobilisation : faire tomber le projet de loi relatif à la réconciliation économique et financière proposé par le président de la République en juillet 2015. Reportage.
Pour le troisième round de la bataille, les revoilà dans la rue. Sur l’avenue Bourguiba, au centre-ville de Tunis. Ils ressortent leurs tee-shirts estampillés Manich Msamah (Je ne pardonnerai pas) illustrés par le marteau de la justice. Et redéployent, encore une fois, leurs slogans contre le projet de loi du Président de la République, Béji Caied Essebsi, relatif à la réconciliation économique et financière, qu’ils taxent toujours de « loi de blanchiment des corrompus ». Les jeunes du groupe Manich Msamah, un collectif, dont le cœur bat plutôt à gauche, créé spontanément l’été 2015 dans l’objectif de faire tomber le fameux projet, ont réuni au moins mille personnes samedi 30 avril dernier au moment de la manifestation qu’ils ont organisée pour réitérer leur opposition à l’initiative législative de BCE.
« Relancer l’économie, booster la croissance», martèle le chef de cabinet de BCE
L’initiative a en fait été remise, depuis près de dix jours, pour la troisième fois, sur le tapis des discussions à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), malgré la suspension du débat parlementaire autour du projet en juillet 2016, pour déficit de compromis autour de ses 12 articles. La présidence de la République, forte de sa majorité au Parlement, tente d’imposer son adoption après y avoir introduit quelques amendements. Et en argumentant des opportunités qu’il offre pour « relancer l’économie, booster la croissance, notamment dans les régions marginalisées, et ressusciter un climat de confiance générale », répète Slim Azzabi, chef de cabinet de BCE, lors de son passage à la Commission de la législation générale de l’ARP le mercredi 26 avril dernier.
« Seulement la nouvelle version comporte les mêmes lacunes quant au fond », déclarent dans un communiqué récent vingt organisations de la société civile tunisienne, pour qui le projet « va à l’encontre des principes fondamentaux de la justice transitionnelle inscrits dans l’alinéa 9 de l’article 148 de la Constitution et au droit à la vérité et à la lutte contre l’impunité ». D’autant plus qu’a côté de l’amnistie des fonctionnaires et des hommes d’affaires soupçonnés ou poursuivis pour malversations et l’amnistie de change, le projet veut abroger toutes les dispositions relatives à la spoliation des deniers publics contenus dans la loi organique de décembre 2013, qui encadre le travail de l’Instance Vérité et Dignité. Le transfert de compétences de l’IVD vers une Commission de Réconciliation, proposée par l’initiative présidentielle, avait par ailleurs été désavoué par la Commission de Venise, pour manque de « garanties suffisantes d’indépendance », avait répliqué, cet organe consultatif du Conseil de l’Europe spécialisé en matière de droit constitutionnel.
« La loi ne passera pas ! Je ne pardonnerai pas ! »
Drapeaux et banderoles à la main, les jeunes de Manich Msamah se rassemblent en début d’après-midi sur les marches du prestigieux Théâtre municipal, édifice classé et nouvellement rouvert après sa restauration, qui représente un des rares théâtres de style Art nouveau au monde. Ils y retrouvent des militants islamistes, anciens prisonniers des geôles de Ben Ali, des bénéficiaires de l’amnistie générale de 2011. Que des protestataires du mouvement Ennahdha rallient les mobilisations, rassure plus d’un : « Voilà la preuve que les bases sont en désaccord total avec leur leader, Rached Ghannoudi, qui dans le cadre du compromis politique entre Nida Tounes et Ennahdha, a noué un pacte avec le président Béji Caid Essebsi pour faire passer la loi », soutient Samar Tlili, 27 ans enseignante, l’une des co-fondatrices du groupe Je ne pardonnerai pas.
Mêlant, comme à leur habitude, la critique acerbe, à la dérision, ils ont écrit sur leurs pancartes : « Pas de réconciliation sans reddition des compte », « Non à la normalisation de la corruption », « La réconciliation falsifiée est une menace pour l’unité nationale », « Ils sont tous Ben Ali », « Je n’ai pas payé ma facture d’électricité, vous me pardonnez ? Bien sûr que non, vous n’êtes pas un homme d’affaires pourri », « Celui qui détruit l’économie de notre pays s’appelle un traitre et pas un homme d’affaires ».
A hauteur de hauts parleurs, les membres du collectif crient et les manifestants répètent en chœur : « Le peuple veut la chute du régime », « Le peuple veut la chute de la corruption ». Des sifflets et des hués ponctuent une injonction répétée en boucle, d’une seule voix, comme une promesse : « La loi ne passera pas ! Je ne pardonnerai pas ! ».
Des salves d’applaudissements fusent de partout.
En préparation : une grande manifestation nationale
Dans la foule, l’adhésion aux valeurs de ces jeunes justiciers pacifistes, des Zorro de la justice transitionnelle, sans concessions quant aux revendications de la révolution semble totale. Dans ce périmètre de mobilisations, qui se crée devant le Théâtre municipal, interdit ce samedi après-midi à la circulation par mesures de sécurité, c’est un carré de la révolution du 14 janvier 2011 qui est réactivé, avec ses slogans, ses signes, ses chants et ses rêves d’une Tunisie égalitaire, juste, digne et assainie de la corruption et du népotisme. C’est un remake de la révolution qui se joue ici devant ce lieu de spectacle…
« A contre cœur, nous enregistrons comment les médias ouvrent désormais largement les portes aux caciques de l’ancien régime. Mais si par malheur cette loi était adoptée, tout ce qui s’est passé pendant le soulèvement du peuple tunisien deviendrait absurde, dont la mort de ses martyrs », témoigne Ahmed Ouni, 22 ans, étudiant.
Amani Latif fait partie de l’Union des diplômés chômeurs (UDC). Elle suit de très près les campagnes et les prises de position des membres de Manich Msamah sur les réseaux sociaux et dans la rue, leurs deux terrains d’action favoris : « En amnistiant les corrompus du temps de Ben Ali, le projet de loi donnera un blanc-seing aux corrompus d’aujourd’hui, qui se multiplient à vue d’œil ».
A tendre l’oreille aux dires et chuchotements des manifestants, une conviction semble très présente cet après-midi là : l’adhésion des députés à l’initiative présidentielle signerait plus que la fin de la justice transitionnelle. Pour beaucoup, c’est de retour à l’ordre ancien et de l’assassinat d’une révolution qu’il s’agit.
En attendant la grande manifestation nationale contre le projet, réunissant forces politiques et société civile, qui se prépare actuellement, toute la semaine dernière, des mobilisations de rue menées par le collectif Manich Msamah, et aux quelles se sont ralliées plusieurs associations locales, ont agité au moins cinq villes du nord au sud du pays. Un pays qui s’embrase de nouveau et depuis plusieurs semaines par manque de perspectives d’avenir pour ses jeunes.