Le système judiciaire en Gambie, longtemps accusé de servilité envers Yahya Jammeh, fait face à une forte pression de victimes de son régime réclamant justice après deux décennies de tortures, meurtres et disparitions forcées.
Jammeh est parti en exil fin janvier, après plus de 22 ans à la tête du pays et après avoir contesté pendant six semaines sa défaite à la présidentielle de décembre face à Adama Barrow. Son régime est accusé de nombreuses violations de droits de l'Homme par des Gambiens et des ONG notamment.
Des enquêtes sont en cours sur plusieurs dizaines de cas de disparitions forcées, ayant permis selon la police une dizaine d'arrestations, notamment au sein des "Junglers" ("Broussards"), considérés comme les escadrons de la mort pro-Jammeh. Depuis l'avènement du président Barrow, des victimes et familles de victimes d'abus de l'ex-régime pressent la justice d'accélérer la cadence: arrêter, inculper, juger et condamner les présumés bourreaux et tortionnaires.
"En ce qui concerne les poursuites, nous ne sommes pas encore à ce stade", déclare à l'AFP le ministre de la Justice, Abubacarr Tambadou.
C'est que, à court d'argent et en proie à des difficultés dans le dossier de neuf anciens responsables de la défunte Agence nationale du renseignement (NIA, l'instrument de répression du régime Jammeh), Banjul rechigne à procéder à de nouvelles arrestations.
Ces neuf agents ont été inculpés de "meurtre et complot en vue de commettre un meurtre" de Solo Sandeng, opposant à Jammeh décédé en avril 2016 en détention par la NIA. Leur procès s'est ouvert le 20 mars à Banjul mais, depuis, les audiences sont régulièrement renvoyées, pour donner du temps au procureur et aux avocats.
Selon le ministre Tambadou, pour bien ficeler les dossiers de poursuite, il faudrait revoir le système judiciaire du pays, où des juges étrangers étaient traditionnellement nommés à des postes clés et étaient accusés de servilité envers le régime. "Nous avons hérité d'un système de justice pénale en panne et nous devons le réparer pour pouvoir bien avancer dans les futures procédures", affirme-t-il.
Illustration de la complexité de la mission de justice en Gambie: le 3 mai, la Suisse a annoncé qu'elle prolongeait la détention provisoire d'Ousman Sonko, ex-ministre de la Justice de Yahya Jammeh. Limogé en septembre 2016, Sonko s'est enfui en Suède puis en Suisse où il a été arrêté en janvier sur dénonciation d'une ONG qui le soupçonne de crimes contre l'humanité.
Officiellement, cette prolongation a été motivée par les progrès de l'enquête mais, de notoriété publique, la Suisse n'extrade pas des suspects vers des pays où ils pourraient être exécutés.
- Justice 'retardée' -
Des défenseurs des droits de l'Homme mettent la Gambie en garde contre toute précipitation.
Dans son état actuel, "le système judiciaire gambien ne semble pas prêt pour des procès importants", constate le juriste américain Reed Brody, qui a travaillé 18 ans avec les victimes du régime de l'ex-président tchadien (1982-1990) Hissène Habré. Il a fallu 26 ans pour faire juger Hissène Habré, qui a été condamné définitivement le 29 avril à Dakar par un tribunal spécial africain à la prison à vie pour crimes contre l'humanité, crimes de guerre et tortures. "Il ne suffit pas d'avoir des victimes. On doit avoir des gens qui puissent prouver la responsabilité individuelle d'un supérieur", surtout si l'Etat lui-même souhaite poursuivre Jammeh, ajoute Brody, qui s'est récemment rendu en Gambie en compagnies de victimes tchadiennes. Ces arguments ne semblent pas convaincre les victimes gambiennes, qui réclament justice à cor et à cri.
Pour Yusupha Mbye, 35 ans, c'est une demande motivée par l'acuité des besoins face aux séquelles des violences. Il a perdu l'usage de ses deux jambes quand, en marge de la répression d'une manifestation d'étudiants par l'armée en 2000 (14 morts), il a été atteint à la colonne vertébrale par une balle perdue.
Depuis, il lutte au quotidien pour payer ses frais médicaux et subvenir aux besoins de sa famille, explique-t-il: "Je veux que le nouveau gouvernement m'aide à me soigner. Je veux d'abord ma santé, et ensuite la justice". D'autres victimes aspirent juste à tourner la page des années d'horreur, comme Malleh Jagne, frère cadet de Lamin Jagne, un des auteurs du coup d'Etat avorté en décembre 2014 contre Yahya Jammeh.
En mars, Malleh a identifié le corps de Lamin, exhumé d'une tombe creusée à la hâte. "Je veux savoir comment mon frère a été tué", cette question "me trouble l'esprit", affirme-t-il à l'AFP.
Il en oublie presque de parler de son cas - il a été torturé par les séides de Yahya Jammeh - et de celui d'un autre de ses frères, Assan, blessé par balle lors de la manifestation des étudiants en 2000. Il faut des procès, confie Malleh Jagne, "si la justice est retardée, la douleur est toujours là".