Abdeljalil Bedoui est économiste, Professeur d’université et cofondateur, en 2011, du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), une ONG, qui a beaucoup travaillé ces derniers temps sur les « régions victimes ». Il démonte dans cette interview les arguments économiques qui sous-tendent le projet de loi relatif à la réconciliation économique et financière. Le projet, contre lequel manifestent aujourd’hui samedi à Tunis un collectif d’associations, sera examiné de nouveau la semaine prochaine au parlement tunisien.
Le projet de loi relatif à la réconciliation économique et financière répond-il aux besoins actuels de l’économie tunisienne comme affirmé par le président de la République, Béji Caid Essebsi, dans son dernier discours adressé à la nation tunisienne le 10 mai dernier ?
Professeur Abdeljali Bedoui Non. Je retiens de ce discours du Président, qu’il n’a pas prononcé un traitre mot sur la corruption, qui, à mon avis, mine les ressources du pays et handicape l’activité économique. Pourquoi ? Parce qu’érigée en système, la corruption, comme ce qui se passe actuellement chez nous, rend les règles du jeu économique opaques et imprévisibles. L’entrepreneur ne sait pas combien il doit payer. A qui il doit payer. Quand va-t-il être de nouveau bloqué. Et pourquoi lui, il doit payer dix mille dinars (4 000 euros) et son concurrent la moitié de cette somme. Résultat : les coûts de transaction augmentent amplement. Ce qui va accroitre l’incertitude, empêcher les agents de calculer correctement le risque et les gains attendus et menacer la compétitivité économique. De ce point de vue pour assainir le climat des affaires, favoriser l’investissement, relancer la croissance et promouvoir le développement, le pays a plutôt besoin de démanteler le système de la corruption et de le remplacer par un système transparent, rigoureux et dissuasif. De nouveaux mécanismes qui fixent les règles du jeu et empêchent la corruption de les transgresser, de les contourner et de les détourner. Malheureusement, tel qu’il est formulé le projet de loi sur la réconciliation économique se contente de nouer des transactions financières avec les corrompus qui déboucheront sur un classement définitif de leurs dossiers tout en maintenant intact le système de corruption. Ce qui ne manquera pas de générer d’autres corrompus et de participer à l’aggravation de ce phénomène. Puisque ceux qui bénéficieront de la réconciliation peuvent continuer à perpétuer les mêmes pratiques frauduleuses. En effet, de même que l’amnistie fiscale n’a jamais empêché ni réduit l’évasion fiscale, la réconciliation économique ne réduira pas non plus la corruption.
Qui peut, selon vous, démanteler le système de la corruption en Tunisie ?
-C’est l’un des rôles assignés à la justice transitionnelle. L’Instance vérité et dignité détient les outils pour faire la vérité sur les mécanismes de la corruption. l’IVD possède les instruments de l’investigation, de l’enquête au niveau des archives et de l’écoute pour décrypter les circuits, les acteurs, les mécanismes et les failles juridiques et institutionnelles qui autorisent ce type de détournement des deniers publics et de la généralisation de la corruption avec des formes et des pratiques multiples. Je ne crois pas que la Commission de réconciliation qui recevra les demandes d’arbitrage, sera capable d’accomplir ce travail de longue haleine. Comment s’assurer, d’un autre côté, que les hommes d’affaires voulant restituer les montants détournés et les bénéfices générés majorés de 5% pour chaque année depuis les faits vont déclarer toute la vérité sur leur patrimoine devant cette Commission de réconciliation ? Ils vont probablement en dissimuler la plus grande partie pour éviter de payer de très grosses sommes d’argent. Le mandat de cette commission est uniquement de trois mois, renouvelable une fois. Elle sera créée plus pour liquider les dossiers des fonctionnaires et des hommes d’affaires corrompus plutôt que de faire la vérité sur le système et l’assainir.
L’amnistie que promet le projet de réconciliation économique permettra-t-elle de recouvrer les capitaux tunisiens partis à l’étranger ?
- Globalement, les expériences étrangères montrent que la réconciliation, en général, et l’amnistie de change en particulier, ne contribuent à renflouer que très partiellement les caisses de l’Etat. Les résultats enregistrés sont toujours en deçà des prévisions, car la récupération des fortunes placées à l’étranger demande beaucoup de temps. En outre, le projet de loi n’aborde pas la question de l’origine des richesses accumulées à l’étranger. Ces richesses peuvent être le fruit de commissions sur les marchés publics, de détournements de l’argent public, d’un blanchiment de l’argent sale. Elles peuvent également cacher des réseaux mafieux organisés et dissimuler encore plus de pratiques frauduleuses...En Tunisie, des organisations financières internationales parlent de la fuite de près de 35 milliards de dinars seulement au temps de l’ancien régime de Ben Ali. Cet argent a pour la plupart du temps été réinvesti dans des actions, de l’immobilier, des affaires de tous genres. Je ne pense pas que ces hommes d’affaires vont rapatrier leurs richesses et les introduire dans le circuit économique national.
Le chef de cabinet de la présidence de la République a récemment affirmé que l’argent restitué aux hommes d’affaires servira à financer un fonds spécial pour le développement des régions intérieures. Pensez-vous que ce projet puisse impulser une croissance dans les régions victimes de marginalisation?
-Le développement dans les régions de l’intérieur ne dépend pas seulement de l’importance des ressources financières qui leurs seraient allouées. Ces régions ont besoin en premier lieu d’un cadre institutionnel assaini qui réduit les incertitudes et favorise l’investissement privé afin de créer un tissu productif dense et diversifié. Elles sont également en attente, depuis bien longtemps, d’une part, d’un plan de développement régional capable de créer une dynamique productive durable et soutenable et d’autre part d’une réconciliation des entreprises publiques et privées avec leur environnement économique et social. L’accélération du processus de la décentralisation peut aider également à la construction d’une démocratie locale permettant la création d’une dynamique de croissance inclusive et participative.