En visite à Gao (Mali) le 13 janvier 2017, tout juste quatre ans après le déclenchement de l’opération Serval, depuis transformée en déploiement Barkhane dans le vaste espace sahélo-saharien, François Hollande déclare aux soldats français sur place : « Nous le savons tous, les terroristes qui attaquent notre propre territoire, qui agissent sur notre propre sol, sont liés avec ceux qui sont au Levant, en Irak et en Syrie mais aussi ici, dans la bande sahélo-saharienne. […] C’est le même combat, c’est le même enjeu. »
Peindre la crise en noir et blanc
Cette manière de justifier la présence militaire française au Sahel a quelques présupposés hautement discutables pour ce qui concerne le Mali (et vraisemblablement d’autres parties du globe). Elle sous-entend l’existence d’une menace globale et coordonnée. Elle évacue tout questionnement au sujet des cibles : tout se passe comme si une pathologie exogène infectait un corps politique sain choisi au hasard. Le clivage mis en exergue est binaire, la pathologie uniforme. Enfin, cette représentation de la crise contient par construction son mode de traitement : « On ne négocie pas avec les terroristes ». Postuler l’uniformité de la menace, c’est justifier l’uniformité de la réponse : la force est le seul mode opératoire approprié. Attacher le label « terroriste » à son ennemi c’est disqualifier par avance la possibilité d’un dialogue avec lui.
Aucun des postulats mentionnés ci-dessus ne va de soi dans le contexte malien. Or mal énoncer le problème, c’est risquer d’y apporter des réponses inappropriées. S’entêter dans le paradigme du contre-terrorisme comme mode principal de résolution de la crise malienne a de fortes chances de mener vers une polarisation explosive du paysage politique. Au contraire, requalifier la crise malienne au plus près de ses enjeux immédiats permet d’entrevoir les espaces dans lesquels la paix peut, éventuellement, s’insinuer.
Requalifier la crise malienne
Un fait majeur s’est produit il y a quelques semaines au Mali : la recomposition, officialisée par une vidéo, de différents mouvements djihadistes autour d’un chef touareg originaire de la région de Kidal, Iyad Ag Ghaly. Depuis la publication de cette vidéo, il ne se passe guère de jour sans qu’une attaque meurtrière dans le nord ou le centre du pays ne soit revendiquée par la nouvelle entité djihadiste, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans. L’année 2016 fut très mauvaise sur le plan des violences politiques au Mali. L’année 2017 ne s’annonce guère meilleure.
L’idiome qu’utilise Iyad Ag Ghaly dans sa vidéo de promotion est très explicitement celui du djihad global. L’allégeance aux grandes figures d’Al-Qaeda est proclamée. Un djihadologue patenté y retrouvera des figures de style familières. Le djihad global n’est pas un simple vernis rhétorique. L’inscription de la lutte d’Iyad Ag Ghaly et des siens dans ce mouvement transnational a des implications idéologiques claires, dessine les contours d’une offre de gouvernance identifiable (testée temporairement pendant l’occupation du nord Mali par la coalition islamiste en 2012), désigne des ennemis, façonne un art de la guerre particulier, permet des transferts de technologie guerrière et ouvre les portes de réseaux de soutien étendus.
Mais la djihadologie « par le haut » n’épuise pas l’analyse des choix stratégiques et tactiques du mouvement armé qu’a fondé Iyad Ag Ghaly, pas plus qu’une nouvelle identité « djihadiste » n’annule automatiquement les formes de socialisation antérieures des néo-moudjahidines. Les commandants et les combattants de ce mouvement armé sont, dans leur très grande majorité, extraits du contexte sahélien, lieu d’enjeux religieux et politiques spécifiques.
Les chefs emblématiques du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, Iyad Ag Ghaly et Hamadoun Koufa, sont respectivement Touareg et Peul. Le tour de table de la vidéo qui entérine la naissance du mouvement était aussi formé d’Arabes. Cette diversité communautaire unie sous la bannière du djihad n’échappe à personne au Mali. Jusqu’à récemment, Iyad Ag Ghaly et Hamadoun Koufa étaient connus comme porte-drapeaux de leur communauté respective. Le premier s’est battu dans les années 1990 au nom du séparatisme touareg et fut un intermédiaire incontournable entre autorités centrales et séparatistes touaregs. Le second, doté surtout de capital religieux plutôt que combattant, prêchait encore il y a deux ans le retour de l’ordre théocratique peul du Macina, en référence à l’empire du même nom créé au début du XIXe siècle.
Ces ancrages communautaires ne sont que partiellement reniés par les deux hommes au profit du djihad. Surtout ils offrent à l’organisation djihadiste un environnement relativement protecteur et informent les choix de ceux qui la rejoignent. C’est dans la zone de Kidal dont il est originaire qu’Iyad Ag Ghaly opère et recrute tandis que Koufa en fait autant dans le Macina.
Djihad « endogénéisé »
Au centre et au nord du Mali, chaque communauté, possiblement chaque famille, fait ainsi face au départ des siens vers la rébellion islamiste. Cette rébellion séduit ceux qui ont des comptes à régler avec le statu quo. L’ordre rejeté peut être local, fait de hiérarchies communautaires excluantes ou d’inégalités d’accès aux ressources naturelles, etc.
Il peut aussi être national : défiance à l’égard des forces de l’ordre, dégoût à l’égard d’élites corrompues. Le djihad procède par percolation, dans des sociétés fracturées et violentes, comme le montrent à l’échelle du centre du Mali un rapport récent du Centre pour le dialogue humanitaire ou, à une échelle plus vaste, les travaux comparatifs de l’International Crisis Group. Le djihad ne prospère pas au hasard, contrairement au portrait paresseux qu’en fait François Hollande. Il émerge dans les espaces où aucune forme de gouvernement légitime ne prévaut. Ces espaces abondent au Mali, dont les autorités ont fait de l’instrumentalisation de milices communautaires un mode privilégié de gouvernance du nord du pays depuis de nombreuses années.
La lutte djihadiste fait d’autant plus résonner la corde des mécontentements locaux qu’elle est animée par des leaders connus des populations. Le djihad malien contemporain, originellement importé d’Algérie et commandé par des Algériens est désormais endogénéisé, jusqu’en son commandement, selon une logique d’appropriation locale encouragée par Al-Qaeda. Le djihad malien fait allégeance à une lutte de dimension globale mais exprime simultanément des griefs et un projet radical de régulation politique locaux.
Le contre-terrorisme inopérant
Requalifier la crise malienne selon ses paramètres maliens permet de mieux cerner les impasses du contre-terrorisme musclé, qui, s’il peut remporter des succès militaires ponctuels, ne saurait faire émerger des solutions durables à la crise.
Régulièrement, les officiers de Barkhane déplorent, avec un soupçon de condamnation morale, la « porosité » sociale ou économique » entre populations, mouvements signataires des accords de paix et mouvements djihadistes. Cette porosité, qui en aucun cas ne signifie alignement politique, est pourtant un paramètre difficilement dépassable de la crise, qui met en exergue l’inanité de son traitement strictement militaire. À quoi sert-il de sommer les populations de s’éloigner de « terroristes » qui ont les traits familiers de voisins, parents, et parfois – au prix de grandes souffrances psychologiques – de vos propres enfants ? Quel sens y a-t-il à choisir le camp étatique lorsque l’État est vu comme l’origine même de vos tourments ? Quelle confiance accorder à l’injonction de se distancer des terroristes émanant d’hommes surarmés, envoyés par l’ancien colonisateur, qui ne partagent ni votre langue ni votre religion ?
Le chercheur Charles Grémont a recueilli les paroles d’un intellectuel tombouctien de la tribu touarègue des Kel Ansar en 2013 qui évoque les amalgames perpétuels de l’armée malienne et résume puissamment l’aporie tragique du soupçon de la « porosité » et le dilemme des civils : « À force de vouloir faire de nous ce que nous ne sommes pas réellement, nous finissons par devenir ce que nous n’étions pas réellement ».
Les soldats français partiront bien avant les « terroristes », qui mettent continuellement sous pression les populations et n’hésitent pas à faire de quiconque collaborerait avec les « Croisés » une cible légitime. Quelle que soit la manière dont les troupes françaises se comportent sur le terrain, elles s’engagent avec les populations dans une partie intrinsèquement viciée. Et malgré des standards professionnels exigeants, elles n’évitent pas les bavures.
Un enfant a été tué par Barkhane, fin novembre 2016. Il aura fallu un article de Jeune Afrique deux mois plus tard pour que la France communique sur cet incident pourtant abondamment commenté sur les réseaux sociaux locaux et au-delà. Promesse fut faite par la France de rendre publics les résultats d’une enquête sur cet incident début février 2017. Début mai 2017, le silence officiel persiste. Dans ce contexte, on saisit à quel point il sera difficile pour Barkhane de rallier « les cœurs et les esprits », ou, a minima, de tenir les populations éloignées des tentations contestataires.
Entendre les voix maliennes
La viabilité de Barkhane dans la durée est d’autant plus précaire que la refondation par les autorités maliennes d’une légitimité politique est en cale sèche. L’un des jalons de la reconstruction nationale consistait, entre autres multiples mesures décidées avec la communauté internationale, à convoquer, en mars dernier, une Conférence d’entente nationale, « appelée à débattre des problématiques existentielles de la République du Mali, à dégager des dynamiques consensuelles et convenir des éléments fondamentaux, y compris la sécurité, la justice et l’équité, la gouvernance et le développement équilibré des régions ».
L’organisation de cette réunion fut chaotique mais elle délivra néanmoins un verdict provocant : un appel à ouvrir des négociations avec Iyad Ag Ghaly et Hamadoun Koufa, vus, non pas comme les déclinaisons maliennes du djihad mondial selon la perspective de François Hollande mais comme « des enfants du Mali » avec qui il faut faire la paix. Quelques heures seulement après cette annonce, un ferme démenti émanait des autorités maliennes, appuyé par le ministre français des Affaires étrangères Jean‑Marc Ayrault : toute négociation avec les chefs terroristes est exclue.
Lorsque la société civile et les partis politiques maliens insistent sur l’endogénéité de la crise et proposent sa requalification selon ses termes spécifiquement maliens, le gouvernement malien et la France leur répondent par une fin de non-recevoir. Ils substituent à la perception de la crise par les nationaux la lutte contre un terrorisme largement chimérique car dépouillé de ses attributs locaux. Il est certainement plus commode pour l’État malien d’invoquer une menace venue d’ailleurs plutôt que d’interroger ses propres méthodes de gouvernance.
Rien ne dit qu’Iyad Ag Ghaly, s’il était sollicité, accepterait un dialogue. Ses choix des dernières semaines indiquent même un renforcement de son option guerrière. Mais relevons qu’il y a moins d’un an des échanges étaient vraisemblablement en cours entre Iyad Ag Ghaly et des dignitaires religieux bamakois. Un cessez-le-feu semblait envisagé. Par ailleurs, quand bien même un dialogue débuterait, nul ne semble être très au clair sur son éventuel contenu. Mais il est possible de s’inspirer des expériences mauritaniennes de dialogue religieux et de repentir détaillées minutieusement par la chercheuse Ferdaous Bouhlel.
Explorer l’option du dialogue ne garantit en rien son succès. Mais l’alternative de la poursuite la lutte antiterroriste sous sa forme actuelle n’est pas plus encourageante, du fait de son indifférence aux complexes fractures maliennes. Surtout, l’option étroite et incertaine du dialogue semble refléter la perception locale de la crise. Or les premiers concernés par la crise malienne vivent au Mali, pas à Paris.
Cet article a été précédemment publié par The Conversation.