Des organisations de défense des droits de l’Homme ont demandé à la procureure de la Cour pénale internationale (CPI) d’étendre aux responsables de Chiquita Brands International Inc. son examen préliminaire en Colombie. La Fédération internationale des ligues des Droits de l’Homme (FIDH), la Clinic Law en droit humanitaire international de l’Université d’Harvard , (International Human Rights Clinic) et le Colectivo de Abogados José Alvear Restrepo (CAJAR), une ONG colombienne, accusent la multinationale pour sa « contribution » aux crimes contre l’humanité commis par les Autodéfenses unies de Colombie (AUC), un groupe de milices paramilitaires. Le champion mondial de la production de bananes aurait, de 1997 à 2004, financé l’AUC, en pleine connaissance de ses crimes.
Quatorze actuels et anciens responsables de Chiquita et de son ancienne filiale, Banadex, sont visés par la plainte pour « contribution » aux crimes contre l’humanité des paramilitaires colombiens, déposée sur le bureau de Fatou Bensouda ce 18 mai. Aucun d’entre eux n’est colombien. Ils vivent, ou ont vécu aux Etats-Unis, et « sont probablement des citoyens américains », lit-on dans un résumé de la plainte. Mais la coalition à l’origine du document ne dira rien publiquement de leur identité, « pour protéger leurs droits et préserver leur vie privée ». De quoi susciter quelques interrogations dans les coulisses de la multinationale.
Contribution aux crimes contre l’humanité
La Coalition formée contre Chiquita Brand International Inc. ne réclame pas à la Cour l’ouverture d’une enquête. Pas à ce stade. Elle demande l’extension de l’examen préliminaire sur les crimes commis en Colombie, ouvert par le bureau du procureur en juin 2004. Dans un rapport d’étape publié en novembre 2012, Fatou Bensouda estimait que l’armée et la police colombienne, les groupes rebelles - Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et Armée nationale de libération (ELN) – et les paramilitaires, dont les Autodéfenses unies de Colombie (AUC), pourraient avoir commis des meurtres, des disparitions forcées, des déplacements forcés, des violences sexuelles, des tortures et des persécutions de civils, qualifiés de crimes contre l’humanité. La Cour n’intervient que si un Etat n’a pas la volonté ou les moyens de conduire les procès sur son sol. Dès lors, la procureure n’a pas ouvert d’enquête. Jusqu’ici, l’examen préliminaire a donc servi de levier pour inciter les autorités colombiennes à poursuivre les auteurs de crimes. Plusieurs procès ont été organisés en Colombie au cours des dernières années. Et l’accord de paix du 24 novembre 2016 entre les FARC-EP et le gouvernement prévoit la mise sur pied d’une Juridiction spéciale pour la paix (SJP), chargée de juger les responsables de crimes contre l’humanité dans les deux camps. Le parlement a voté sa création fin mars. Cette juridiction aura aussi le pouvoir d’enquêter sur le rôle de tiers ayant financé et soutenu les abus, dont les multinationales. La FIDH, membre de la coalition, demande donc à la Cour de surveiller de près les procédures en Colombie et de s’assurer que les responsables de Chiquita ne restent pas impunis. Si les autorités colombiennes devaient renoncer à poursuivre les « suspects », alors la Cour pourrait mener sa propre enquête et juger dans ses murs, estiment les plaignants. Pour eux, les responsables de Chiquita auraient « supervisé et autorisé » des paiements aux blocs [les paramilitaires étaient organisés en « blocs »] Norte, Elmer Cardenas et Bananero, actifs dans les régions bananières d’Antioga, Choco et Magdalena, au nord de la Colombie, et ainsi apporté leur « contribution aux crimes contre l’humanité commis par les paramilitaires colombiens » des Autodéfenses unies de Colombie (AUC). Selon la coalition, certains des paiements auraient été effectués à travers le groupe privé de sécurité Convivir, d’autres directement à l’AUC. Ces paiements, à hauteur d’1,7 millions de dollars, étaient effectués « apparemment en échange de services de sécurité, mais ne semblent pas avoir résulté en la fourniture de services ou d’équipement de sécurité ».
L’impunité des patrons de Chiquita
L’histoire de Chiquita est pavée d’accusations. L’United Fruit Company, son ancêtre, avait dû changer d’identité pour faire oublier des allégations de corruption, de trafics d’influence et d’exploitation humaine. Mais les affaires colombiennes de Chiquita vont rapidement ternir l’image rénovée du producteur de banane. L’AUC a été labellisée organisation terroriste par les Etats-Unis, ce qui rend illégale toute transaction avec elle. En 2007, Chiquita a fini par plaider coupable de ces faits, et a été condamnée à une amende de 18,8 millions d’euros. Pour sa défense, l’entreprise, qui a cessé ses activités en Colombie en 2004, a expliqué avoir agi sous la contrainte, et payé les paramilitaires pour protéger ses employés. Mais pour le procureur américain, en tant que multinationale, « Chiquita n’était pas forcée de rester en Colombie pour 15 ans, tout en payant les trois groupes terroristes qui terrorisaient le peuple colombien ». Malgré le plaider coupable de l’entreprise en 2007, « aucun dirigeant n’a jamais été poursuivi » souligne aujourd’hui la coalition. La procureure n’est pas tenue de donner suite aux plaintes (appelées « communication », dans le jargon de la Cour) déposées sur son bureau, mais la possible intervention de la CPI est le cauchemar des multinationales, dont les avocats s’étaient alertés dès sa création. Jusqu’ici, elles ont échappé à toutes poursuites devant des tribunaux internationaux, même si les procureurs successifs ont souvent promis de s’attaquer au « nerf de la guerre ». Au cours des dernières semaines, plusieurs plaintes ont été déposées devant des tribunaux américains par des victimes du producteur de bananes, dont un recours collectif rassemblant plus de 1500 plaignants. Le 11 mai, l’ONG National Security Archives, publiait « les Chiquita Papers », des documents déclassifiés selon lesquels Chiquita Brand International aurait aussi payé plus de 800 000 dollars aux FARC et à l’ELN dans les années 1990. Début mai, la marque à la banane souriante a lancé une nouvelle campagne aux Etats-Unis, affichant sur de larges panneaux « work on your curve » (travaillez votre courbe). La plainte déposée aujourd’hui devant la CPI ne devrait pas vraiment donner la banane aux dirigeants de Chiquita !