Un nouveau tribunal spécial s’efforcera de compenser les échecs des différentes initiatives internationales qui n’ont pas pu aboutir à des poursuites contre d’anciens combattants de l’Armée de Libération du Kosovo pour les crimes commis dans les années 1990. Ce tribunal devra relever plusieurs défis : mettre en place un programme de protection des témoins, asseoir sa légitimité et étendre sa portée.
Après cinq ans de négociations, les chambres spécialisées pour le Kosovo et le Bureau du Procureur spécialisé démarreront finalement leurs premières activités judiciaires cette année.Ces Chambres se trouvent à La Haye mais sur le plan juridique, elles font partie intégrante de l’appareil judiciaire kosovar. Cependant, elles sont indépendantes de la magistrature de ce pays. Le personnel judiciaire est issu de la communauté internationale et toutes les décisions et les nominations les concernant émanent de l’Union européenne. Les Chambres spécialisées pour le Kosovo forment un tribunal d’un genre nouveau dit « hybride ». Elles sont dotées de caractéristiques nationaux et internationaux, reflétant à la fois certains aspects des tribunaux kosovars et des cours internationales.
Depuis la fin de la guerre de 1998-1999, la communauté internationale a essayé à plusieurs reprises de traduire en justice les responsables des crimes commis durant le conflit yougoslave. Cette nouvelle tentative n’est donc pas une première. Les crimes commis par les Serbes et les Albanais ont été initialement traités par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Par la suite, le relais a été pris par des tribunaux nationaux administrés par les Nations Unies, puis plus récemment, par la mission EULEX Kosovo (European Union Rule of Law Mission in Kosovo). Or les résultats de ces instances ont été peu satisfaisants : moins de 30 verdicts définitifs prononcés jusqu’à présent. Le fait que les Chambres spécialisées de ce nouveau tribunal sont une sorte de « fusion » juridique des compétences des diverses entités ayant opéré dans ce domaine au cours de ces deux dernières décennies n’a rien d’étonnant. L’objectif de ces Chambres est d’améliorer ce qui a été fait précédemment, tout en surmontant des difficultés majeures pour assurer de la sécurité des témoins, asseoir la légitimité et étendre la portée du Tribunal spécial. Par ailleurs, celui-ci sera le premier, au Kosovo, à s’efforcer de garantir la participation des victimes et de mettre en place un vrai mécanisme de réparation.
Quatrième tentative de poursuites
Le Tribunal spécial a été créé après la publication par l’équipe de la « Task Force » de l’Union européenne en place en 2014, des conclusions du rapporteur du Conseil de l’Europe Dick Marty. Ces conclusions affirment que les membres de l’Armée de Libération du Kosovo (ALK) ont commis les crimes suivants contre des civils : enlèvements, torture et trafic d’organes pendant et après le conflit.,L’ALK était un groupe de guérilla albanais luttant contre le régime répressif serbe et partisans d’une séparation de ce qui était alors la Yougoslavie. En 1999, environ un million de personnes ont été expulsées du Kosovo et 13 000 ont été tuées (pour la plupart des Albanais). L’OTAN était intervenue pour des motifs humanitaires en mars 1999 et au bout de 78 jours, les forces serbes s’étaient retirées du Kosovo. Le Kosovo fut mis sous l’administration de l’ONU et sa sécurité était alors assurée par les forces militaires de l’OTAN. Cela n’a pas empêché, au lendemain de la guerre, des représailles de la part des Albanais, qui à leur tour, ont tué et chassé de nombreux Serbes restés dans cette région. La Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo (MINUK), avait envisagé l’établissement d’un tribunal de guerre pour crimes ethniques, elle a abandonné cette idée, pour des raisons budgétaires et parce que le TPIY, déjà en place était compétente en ex-Yougoslavie. Le TPIY devait se concentrer sur les responsables de haut rang et les tribunaux locaux de la MINUK traitait les cas mineurs. Cependant, la plupart des enquêtes n’ont pas donné lieu à des procès. Et dans les rares cas de poursuites judiciaires, les accusés furent acquittés par manque de preuves. L’EULEX a essayé par la suite d’améliorer cet état de fait, mais à l’instar de l’ONU, ses enquêteurs ont été confrontés à un mur de silence, à des pressions politiques et à l’intimidation des témoins.
Traduire en justice les commandants de l’ALK s’est avéré une tâche très difficile. Ces derniers n’ont été condamnés que pour des incidents mineurs et des crimes isolés.Les enquêteurs du nouveau tribunal affirment avoir réussi à reconstruire le schéma des tueries, des tortures et des expulsions de masse de civils pendant et après le conflit.
Leur enquête sur les crimes perpétrés par l’ALK serait la plus exhaustive qui soit et permettrait par conséquence d’inculper les responsables principaux impliqués dans les atrocités dès que les Chambres spécialisées sont opérationnelles.
La sécurité des témoins à travers une justice relocalisée serait-elle plus efficace?
Pour que les poursuites soient fructueuses, le nouveau tribunal doit assurer la sécurité des témoins. L’échec des initiatives précédentes sur le plan de la sécurité des témoins et de l’aboutissement des poursuites des auteurs de crimes de guerre sans interférences politiques a été à la base même de la création du Tribunal spécial.Le premier procureur du TPIY à avoir parlé ouvertement de l’intimidation des témoins dans des cas concernant le Kosovo fut Carla Del Ponte. Elle affirme dans son livre que les témoins avaient si peur, qu’ils craignaient de parler ne serait-ce que de la présence de l’ALK dans certaines zones – et donc encore moins des crimes commis.Dans ses mémoires, ainsi que dans ses nombreux rapports pour l’ONU, Carla Del Ponte dit que l’intimidation des témoins a eu une sérieuse incidence sur les cas qu’elle traitait.
Le même scénario s’est produit dans le cadre de l’EULEX et des cas concernant de hauts responsables. Les témoins ont changé leurs témoignages pendant les procès, se rétractant à propos de ce qu’ils avaient dit au moment des enquêtes. Le programme de protection des témoins a échoué à de multiples occasions et n’a pas fourni la sécurité et l’anonymat nécessaires. De plus, les témoins ont été confrontés au risque d’être marginalisés par la société, étant donné que les membres de l’ALK sont considérés comme des héros et le fait de témoigner contre ceux-ci est perçu comme un acte de traitrise.
Le nouveau tribunal s’est engagé à faire de la protection des témoins sa plus haute priorité et il prévoit un solide système de protection. Les Chambres spécialisées sont dotées d’un Bureau de protection et de soutien des témoins - Witness Protection and Support Office (WPSO) - qui gère les mesures de sécurité et de protection pour les témoins, conformément à l’ordonnance des juges. Il reste à voir de quelle manière cela va fonctionner dans la pratique, vu que les détails sont encore tenus secrets. Selon certaines analyses, les notions d’indépendance et de non-interférence seront plus facilement respectées dans le cadre de ce tribunal parce qu’il ne se trouve justement pas au Kosovo et que les témoins seront loin de chez eux.
Parler de justice aux victimes
En revanche, le Bureau régional de protection et de soutien des témoins aura probablement une des tâches des plus difficiles à effectuer, car au Kosovo, le nouveau tribunal est généralement perçu comme un affront à l’ALK et à sa lutte pour la liberté. Il est aussi considéré comme étant impartial, parce que focalisé principalement sur une seule des parties en cause dans le conflit : les Albanais du Kosovo.Le tribunal provoquera sans doute quelques turbulences sur la scène politique du pays, étant donné que de nombreuses figures de l’ALK occupent aujourd’hui des postes importants et bénéficient d’une grande influence dans de nombreux domaines, y compris au sein du gouvernement et dans le monde des affaires. Les Kosovars s’indignent également contre le fait que l’Union européenne, acteur principal de l’administration de l’ancienne province serbe, laisse Belgrade s’en tirer à bon compte, avec un bilan médiocre pour ce qui est des procès en matière de crimes de guerre.
De nombreux observateurs sont convaincus que l’Union européenne a allégé, de façon implicite, la pression sur Belgrade par rapport à certaines questions, comme notamment les crimes de guerre, afin d’obtenir en échange la participation de la Serbie à la table des négociations à Bruxelles. Beaucoup d’Albanais, victimes de crimes de guerre, perçoivent cela comme une injustice et ils en éprouvent une profonde frustration.
Dans une telle atmosphère, le travail du tribunal spécial sur le terrain sera un des plus durs jamais effectué en matière de crime de guerre. Le fait que le tribunal se trouve géographiquement loin des communautés où les atrocités ont été commises rend d’autant plus ardue sa tâche de parler de justice et de sa mission aux victimes.
Le fait que le tribunal dispose d’un bureau gérant la participation des victimes – une nouveauté par rapport aux tribunaux préexistant traitant des crimes au Kosovo – représente néanmoins un avantage.
Ce bureau aidera les victimes participant aux procès, en leur fournissant une liste d’avocats ainsi que des possibilités de financement pour les honoraires de ces derniers.
Le Bureau de la participation des victimes fonctionne, dans une certaine mesure, comme le Fonds au profit des victimes de la Cour pénale internationale et le Bureau du conseil public pour les victimes. Il vise à incorporer – comme le font les tribunaux modernes en général – une justice réparatrice et une justice punitive. Il s’agit là d’un des aspects peut-être les plus importants du nouveau tribunal, étant donné que les programmes de réparations sont pratiquement inexistants dans les Balkans occidentaux.
Le succès du tribunal reposera sur la volonté des Albanais et des Serbes de témoigner contre des ex-combattants, politiquement puissants et considérés comme de véritables héros. Pour la communauté internationale, il s’agit d’essayer, une dernière fois, de remédier aux déficiences du passé. Les enjeux sont importants autant pour la stabilité du Kosovo et sa consolidation en tant qu’Etat indépendant que pour les témoins qui se manifestent. D’une certaine manière, les Chambres spécialisées, qui font partie d’une nouvelle génération de tribunaux, seront mises à l’épreuve pour montrer leur efficacité, là où la CPI ou d’autres instances internationales ont échoué.
Le Kosovo a adopté la Loi sur les chambres spécialisées pour le Kosovo et le Bureau du Procureur spécialisé en 2015, suite à de fortes pressions de la part de l’Union européenne et des Etats-Unis.
Conformément à cette loi, les Chambres spécialisées sont rattachées au système judiciaire kosovar à tous les niveaux : Tribunal de première instance de Pristina, Cour d’appel, Cour suprême et Cour constitutionnelle. Contrairement au principe de la complémentarité de la CPI, les Chambres spécialisées auront la primauté sur toutes les autres instances du Kosovo – de la même manière que le TPIY avait la primauté sur les tribunaux des pays issus de l’ex-Yougoslavie.Le parquet, à tous les degrés de juridiction, sera composés de trois juges internationaux, qui ne seront pas permanents mais appelés pour la circonstance. Le seul juge permanent est le président du tribunal : Ekaterina Trendafilova, ancienne juge à la CPI et dotée d’une longue expérience.
Un système semblable existe notamment au sein du Mécanisme pour les Tribunaux internationaux, également hybride et chargé d’exercer un certain nombre de fonctions qu’assumaient auparavant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et le Tribunal pénal international pour l’ex‑Yougoslavie (TPIY). Le budget du Mécanisme pour les Tribunaux internationaux étant limité et le nombre de cas restreint, la solution d’avoir à disposition une liste de juges appelés simplement lorsque nécessaire paraît être un bon compromis.
Dans le cas du Tribunal spécial pour le Kosovo, on n’attend pas non plus un nombre énorme de comparutions, étant donné que son mandat et sa compétence sont limités aux crimes commis entre le 1er janvier 1998 et le 31 décembre 2000.Les Chambres spécialisées traiteront des crimes contre l’humanité y compris l’assassinat, l’extermination, l’asservissement, la déportation, l’emprisonnement, la torture, le viol, la disparition forcée et d’autres formes de persécutions d’ordre politique, racial, ethnique ou religieux. Le tribunal spécial jugera également les crimes de guerre et d’autres abus comme la destruction de villes, de villages, d’édifices religieux et de biens appartenant à des civils.