Une trentaine d’organisations de la société civile congolaise plaident pour la mise en place d’un système de justice transitionnelle en République démocratique du Congo, comme moyen de mettre fin à la culture de l’impunité aux niveaux national, provincial et communautaire. Pour cette coalition d’Ong, les crises récurrentes que traverse la RDC depuis l’indépendance en 1960 sont la conséquence de l’échec du traitement du passé et de l’absence de mesures de réparation pour les victimes. Ces organisations sont soutenues dans leur plaidoyer par la Coalition congolaise pour la justice transitionnelle, ainsi que par Impunity Watch, une Ong internationale néerlandaise qui apporte son appui au traitement du passé dans des pays sortant d’un conflit violent. Entretien avec Gentil Kasongo Safari *, chercheur à Impunity Watch et auteur, pour le compte de cette Ong, de l’étude documentaire «Justice Transitionnelle en République démocratique du Congo : avancées, obstacles et opportunités » publiée en mars dernier.
Gentil Kasongo Safari
Vous êtes engagé aux côtés des organisations de la société civile congolaise qui plaident pour la mise en place d’un système de justice transitionnelle en RDC. En quoi cette justice transitionnelle est-elle importante pour ce pays?
Vous êtes sans ignorer que depuis son indépendance, en 1960, la République démocratique du Congo a connu une dictature, des guerres civiles et des nombreux conflits armés. Tout au long de ces temps sombres, d’innombrables crimes et violations des droits de l’homme ont été commis, avec des victimes directes ou indirectes estimés à des millions, surtout dans les provinces de l’Est du pays. Mais jusqu’aujourd’hui, toutes ces victimes n’ont obtenu aucune réparation. Ainsi ce processus de justice transitionnelle est très important parce que, d’une part, la stabilité du pays à long terme en termes de paix et sécurité en dépend, car il faut lutter contre l’impunité, et d’autre part, les nombreuses victimes des crimes graves commis dans le pays en ont énormément besoin.
Croyez-vous vraiment que l'absence du traitement du passé constitue l’un des facteurs de la continuation des violences en RDC?
L’absence du traitement du passé constitue un sérieux problème et est susceptible de consacrer la culture de l’impunité dans le pays. Or, la courte histoire de la RDC, ainsi que l’expérience internationale accrue, démontrent que l’échec de traitement du passé constitue un terrain fertile pour les violations des droits et la commission des crimes dans le présent. Ainsi, pour garantir la cessation des violences graves telles que la RDC en a connues et continue à en connaitre, il est impérieux de traiter efficacement le passé violent à travers les différents mécanismes et initiatives de justice transitionnelle. Autrement, le cycle des violences ne pourra pas cesser.
En quoi consisterait cette justice transitionnelle ?
Ce processus de justice transitionnelle devrait comporter des mécanismes et initiatives judiciaires et non judiciaires. Par mécanismes judiciaires, on entend les poursuites pénales engagées à l’encontre des auteurs des crimes par des juridictions pénales nationales, civiles ou militaires, et par la justice internationale, en l’occurrence la Cour pénale internationale (CPI). Il y a aussi un fort plaidoyer de la part de la société civile pour que soient instaurées des Chambres spéciales mixtes au sein des juridictions pénales congolaises afin de les aider à mieux faire face aux nombreux crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en RDC depuis plusieurs années. Par mécanismes et initiatives non judiciaires, on entend divers processus visant à rechercher la vérité sur les crimes du passé, assurer les réparations aux victimes et garantir la non-répétition des crimes graves. C’est dans cette catégorie que l’on trouve des commissions vérité et réconciliation, des fonds d’indemnisation des victimes ainsi que les réformes institutionnelles, notamment de la police, de l’armée et du secteur de la justice. En RDC, l’on note quelques petites avancées par rapport à ces différents mécanismes judiciaires et non judicaires, mais le travail à faire reste énorme et le chemin semble être encore long. D’où, le récent appel à l’action lancé par des organisations de la société civile congolaise, sous la houlette de la Coalition congolaise pour la justice transitionnelle (CCJT), pour que le processus de justice transitionnelle soit effectivement mis en place dans le pays.
Quels genres de crimes traiterait ce système de justice transitionnelle?
Par essence, la justice transitionnelle s’intéresse aux crimes graves tels que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Ce sont des crimes qui sont sanctionnés par le droit international des droits humains, le droit international humanitaire et le droit pénal international. Ces crimes sont également sanctionnés par le droit pénal congolais, tel que révisé récemment, vers fin 2015, en conformité avec les standards internationaux. Hors en évaluant toutes les violations enregistrées pendant les conflits qui se sont succédé au Congo, il y a bien des crimes de guerre et crimes contre l’humanité qui ont été commis.
Dans le passé, la RDC a connu une commission Vérité et Réconciliation ** . Quel bilan en dressez-vous ?
Il est vrai que la RDC a déjà une expérience d’une commission vérité et réconciliation (CVR), mais une expérience qui s’était soldée par un échec. Un échec parce que la commission avait raté sa mission principale, à savoir la recherche de la vérité sur les crimes du passé. La commission n’avait mené aucune activité allant dans ce sens. Et pour cause, le contexte politique d’alors n’était pas favorable à ce type de travail, étant donné la logique de partage de pouvoir entre ex-belligérants qui caractérisait toutes les institutions de la transition, y compris celles d’appui à la démocratie dont faisait partie la CVR. Certains acteurs présents dans les institutions, et représentés au sein de la CVR, n’avaient pas intérêt à ce qu’elle fasse convenablement son travail, car ils n’avaient pas d’intérêt à ce que la vérité soit connue, et cette logique de partage de pouvoir entre ex-belligérants n’avait pas permis un processus transparent et objectif de sélection des membres et acteurs de la CVR. Aussi, du fait que les acteurs politiques se focalisaient sur les élections présidentielle et législatives qui allaient mettre fin à la période transitoire en 2006, les institutions d’appui à la démocratie comme la CVR n’étaient pas considérées comme prioritaires et avaient par conséquent souffert d’un manque de ressources et d’appui politique nécessaires. Le moment n’était donc pas favorable à la mise sur pied de la CVR durant la transition. C’est pourquoi je suggère que la nouvelle CVR soit mise sur pied après la période transitoire actuelle et les élections générales à venir en RDC.
Quand vous parlez de réparation, cela sous-entend des moyens. D’où proviendront-ils ?
Les mesures de réparation au profit des victimes constituent un des piliers de la justice transitionnelle. L'Etat congolais a l'obligation, en vertu des conventions internationales ratifiées par lui, et en vertu de la loi nationale, en l'occurrence le code civil des obligations, d'assurer les réparations aux justiciables telles que décidées par les cours et tribunaux. En dehors de réparations monétaires que les victimes peuvent recevoir à la suite des procédures judiciaires, à titre de dommages et intérêts, il existe d'autres types de réparations, qui ne sont pas nécessairement monétaires ou financières. C'est notamment le cas d'une demande publique de pardon que peuvent faire les bourreaux ou auteurs des crimes, une reconnaissance de responsabilité dans les crimes commis, un soutien psycho-émotionnel et/ou une réinsertion sociale en faveur des victimes, l'établissement des mémoriaux en faveur des morts ou des disparus, etc.Cependant, à l'état actuel des choses, comme vous pouvez le voir dans l'étude documentaire que nous avons faite, l'Etat congolais ne remplit pas ses obligations légales et conventionnelles par rapport aux réparations en faveur des victimes, suite au manque de volonté politique mais aussi à cause d'un budget quasi-inexistant pour cette fin-là. C'est pourquoi la société civile milite pour que soit créé un fonds national d'indemnisation des victimes, à l'instar du fonds au profit des victimes au niveau de la Cour pénale internationale.
Et par qui serait piloté ce système de justice transitionnelle?
Les différents mécanismes et initiatives de justice transitionnelle peuvent être initiés et menés au niveau étatique national par des institutions publiques, comme les cours et tribunaux ou des commissions mises en place par des autorités du pays, en l’occurrence le parlement et le gouvernement. Ces mécanismes et initiatives peuvent également être initiés et menés au niveau local ou communautaire par des acteurs non-étatiques, notamment la société civile. Dans ce cas, ces mécanismes sont dits informels, par exemple les initiatives de mémoire. Pour être plus efficace dans le contexte de la RDC, surtout vis-à-vis des victimes, la justice transitionnelle devrait être un processus comportant des mécanismes formels et informels qui soient complémentaires.
* Gentil Kasongo Safari, qui travaille comme Chercheur pour Impunity Watch, est basé à Bujumbura, au Burundi, depuis octobre 2014.
** La Commission Vérité et Réconciliation (CVR) de la RDC avait été créée par une loi organique du 30 juillet 2004, en application de l’Accord global et inclusif signé au terme du Dialogue inter-congolais de Sun city, en Afrique du Sud. Les différents belligérants aux prises entre 1998 et 2003 s’engageaient à mettre fin à la guerre et à créer des institutions d’appui à la démocratie, dont la CVR, qui avait pour mission de «rétablir la vérité et de promouvoir la paix, la justice, la réparation, le pardon et la réconciliation, en vue de consolider l’unité nationale».