Les ONG de défense des droits de l'Homme espèrent que la Suisse aura le courage de poursuivre l'ancien ministre gambien Ousman Sonko et le chef rebelle libérien Alieu Kosiah. Le premier est accusé de crimes contre l'humanité; le second de crimes de guerre.
Ces deux cas vont permettre à la Suisse de tester un instrument légal international appelé la «compétence universelle», selon les ONG TRIAL et Civitas Maxima. Ousman Sonko, qui a longtemps œuvré comme ministre de l'Intérieur en Gambie, a été arrêté à Berne en janvier de cette année, suite à des allégations de torture relayées par la filiale suisse de TRIAL. Il est désormais accusé de crimes contre l'humanité, et son cas a été transféré aux autorités fédérales.
Mais un autre procès devrait avoir lieu plus rapidement. Il s'agit de celui d’Alieu Kosiah, un ancien chef rebelle libérien, qui est incarcéré en Suisse depuis novembre 2014, accusé de crimes de guerre par des victimes libériennes. Elles sont représentées par plusieurs avocats, parmi lesquels figurent le directeur de Civitas Maxima Alain Werner. Ce dernier pense que l'affaire est en bonne voie.
La Suisse héberge de nombreuses négociations de paix, ainsi que le Conseil des droits de l'Homme des Nations unies à Genève. Mais elle a aussi modifié sa législation en 2011 pour admettre le principe de «compétence universelle», qui permet à un Etat de juger des ressortissants d'autres pays pour des crimes internationaux (génocide, crimes de guerre et crimes contre l'humanité) commis ailleurs dans le monde. Ce principe n'a été utilisé qu'une seule fois en Suisse, dans les années 90, sous l'égide d'une cour militaire.
«Si le Procureur général décide d'envoyer le cas Kosiah au Tribunal pénal fédéral de Bellinzone, il s'agira d'un moment historique, a-t-il dit à swissinfo.ch. Ce serait la première fois qu'une cour fédérale suisse se penche sur des crimes de guerre commis à l'international.» Le seul autre cas comparable remonte à 1998, lorsque la justice suisse avait poursuivi le bourgmestre rwandais Fulgence Niyonteze. Mais celui-ci avait été condamné par une cour militaire, comme l'exigeait le droit en vigueur à l'époque.
Montrer l'exemple
«Les autorités en charge de cette affaire peuvent montrer l’exemple en menant une enquête de qualité, juge Sandra Delval, une conseillère juridique chez TRIAL qui travaille sur le cas Sonko. Et cela d'autant plus que l'ex-dictateur gambien Yahya Jammeh, dont Ousman Sonko était le bras droit, est toujours en fuite et que ses victimes continuent de réclamer justice.»
Il faut savoir qu'aucun procès n'a jamais eu lieu pour juger les crimes commis sous l'ère Jammeh, précise-t-elle. La présence sur territoire helvétique du numéro deux du régime représente donc une occasion unique pour la Suisse de prendre les devants, selon elle.
«Ce n'est pas la première fois que la Suisse s'intéresse à ce genre d'affaires, poursuit-elle. Mais les cas qui tombent sous le coup de la compétence universelle ont tendance à traîner en longueur. Les procureurs en charge de ces contentieux n'ont pas les moyens d'enquêter comme ils le devraient, car ils ont trop d'autres cas à instruire.» Du coup, les affaires relevant de la compétence universelle s'enlisent.
«Parfois, on a l'impression qu'il existe une volonté délibérée de clore ces cas, ajoute-t-elle. Cela interpelle sur la volonté politique de la Suisse, qui aime faire de beaux discours sur la nécessité de rendre justice mais ne s'en donne pas les moyens.»
Employés surmenés
Le Procureur général Michael Lauber admet qu'il manque de ressources et que ses employés sont surmenés. «Nous avons atteint les limites de ce qu'une organisation peut endurer», a-t-il déclaré dans une interview publiée par le journal Le Temps.
Le directeur de Civitas Maxima Alain Werner regrette lui aussi l'absence de précédents. «Ce n’est pas normal qu’il y ait si peu de cas relevant de la compétence universelle en Suisse et ailleurs dans le monde, relève-t-il. C’est pour cela que notre organisation existe.»
TRIAL s'inquiète particulièrement de la décision prise par la Suisse de ne pas poursuivre l'ancien ministre de la Défense algérien Khaled Nezzar. L'organisation appuie un appel déposé par les victimes de l'ancien responsable gouvernemental auprès de la justice helvétique.
Khaled Nezzar a été arrêté en Suisse en octobre 2011, suite à une dénonciation criminelle déposée par l'ONG. Celle-ci portait sur les crimes commis par ce dernier entre 1992 et 1994 en Algérie. Mais le bureau du Procureur général a annoncé début 2017 qu'il renonçait à instruire ce cas, car il n'était pas possible de démontrer que l'Algérie était en proie à un conflit armé à l'époque où les faits se sont déroulés, et donc d'inculper l'ancien ministre.
La décennie noire algérienne
«Cette décision est surprenante et difficilement compréhensible, estime Sandra Delval. La décennie noire qu'a connue l'Algérie dans les années 90 a fait plus de 200'000 morts. Il existe de très nombreux témoignages qui démontrent l'intensité des combats entre l'armée algérienne et les militants ou qui décrivent l'organisation interne de ces groupes armées.»
Elle juge «inexplicable» que le Ministère public de la Confédération ait passé plus de six ans à enquêter sur cette affaire sans jamais remettre en question l'existence de combats armés en Algérie durant cette période, puis ait brusquement décidé de clore le dossier en invoquant l'absence d'un tel conflit.
Mais si les autorités helvétiques manquent de volonté pour poursuivre ce genre de crimes, comment expliquer cette passivité? «Nous pensons que la Suisse veut éviter de porter préjudice aux relations diplomatiques qu'elle entretient avec certains pays», note Sandra Delval. Elle rappelle toutefois que la Confédération à «l’obligation de poursuivre les auteurs des crimes internationaux au-delà de toute considération politique».
Arrestations efficaces
Malgré leurs critiques, TRIAL et Civitas Maxima saluent l'efficacité des autorités suisses lors de l'arrestation de Ousman Sonko et de Alieu Kosiah, qui ont eu lieu très peu de temps après le dépôt de poursuites à leur encontre.
Malgré l'absence de réactivité des autorités libériennes face aux demandes répétées de la justice helvétique pour enquêter sur place, Berne a investi beaucoup de temps, d'argent et d'efforts pour faire venir des victimes et des témoins en Suisse, afin de leur donner la parole – tant du côté de la défense que de l'accusation – dans le cadre du procès de Alieu Kosiah, reconnaît Alain Werner. Il a bon espoir de voir l'enquête se clore cette année et espère qu'elle sera transmise au Tribunal pénal fédéral.
Le placement en détention provisoire décrété à l'encontre de Ousman Sonko a quant à lui été renouvelé fin avril et l'enquête se poursuit, confirme le bureau du Procureur général.
Cet article a été précédemment publié par Swissinfo.
(Traduction de l'anglais: Julie Zaugg)