La procureure de la Cour pénale internationale (CPI) a évoqué devant le Conseil de sécurité des Nations unies à New York, le 8 mai, l’éventualité d’une enquête sur les crimes commis contre les réfugiés et les migrants en Libye. Depuis des mois, des ONG et des organisations internationales alertent sur le sort que réserve le pays à ceux qui ont pris la route de l’exil. Mais la Cour a-t-elle réellement les moyens de ses ambitions ?
Dans le chaos libyen, l’Organisation internationale des migrations (OIM) dénonçait, en avril, un véritable « marché aux esclaves » , où des migrants seraient vendus pour le travail forcé ou l’exploitation sexuelle. Quelques semaines plus tard, au terme d’une visite surprise en Libye, Filippo Grandi, le Haut-commissaire aux réfugiés des Nations unies, se disait « choqué de découvrir les conditions difficiles dans lesquelles vivent les réfugiés et les migrants » et dénonçait les conditions de vie « épouvantables » dans les centres de rétention du pays. Les deux organisations ont lancé un programme humanitaire pour les quelques 600 000 migrants, réfugiés et déplacés en Libye. Des ONG, dont Médecins sans frontières, Amnesty International, Human Rights Watch et d’autres, dénoncent depuis des mois les crimes en cours.
Crimes contre les migrants
Donnant écho aux constats d’horreur, la procureure de la Cour pénale internationale (CPI) assurait, le 8 mai, que « des crimes, dont des meurtres, des viols et des actes de torture » perpétrés dans ces camps de rétention « seraient monnaie courante ». Devant le Conseil de sécurité des Nations unies à New York, où Fatou Bensouda présentait un nouveau rapport d’étape sur la Libye, elle affirmait examiner « avec soin la possibilité d’ouvrir une enquête ». Premier port d’entrée des migrants venus de Libye, l’Italie saluait la proposition. Son ambassadeur à l’Onu, Sebastiano Cardi, estimait que « les trafiquants doivent être traduits en justice et punis », et « les esclavagistes du XXIème siècle (…) doivent comparaître devant la justice, y compris internationale le cas échéant ». Mais les autres Etats n’ont pas exprimé un grand enthousiasme et simplement acté l’annonce de la procureure. Lors de ses précédents rapports à l’Onu, Fatou Bensouda avait déjà soulevé la question, s’inquiétant que le trafic de migrants puisse être une source de financement des groupes armés. Le représentant de la Libye à New York, s’est défendu : « Sans la présence de réseaux criminels dans les pays d’origine et de destination, les pays de transit n’auraient pas à subir de tels crimes et violations. » Relayant les accusations du procureur de Catane, qui assure posséder les preuves selon lesquelles certaines ONG européennes, qui sillonnent la Méditerranée au secours des migrants, seraient complices des trafiquants d’être humain en Libye, Elmahdi Elmajerbi a reproché à la procureure de ne pas « mentionner les efforts qui sont faits pour lutter contre le trafic d’êtres humains tant dans le nord que dans le sud de la Méditerranée. »
Les limites du dossier Libye
Au-delà de la condamnation, que pourra vraiment faire la Cour pénale internationale ? Dans ses nombreux rapports et de nouveau, début mai, la procureure a regretté ne pas avoir les fonds suffisants pour conduire des enquêtes. La Cour, qui a consacré près de 11 millions d’euros depuis 2011 à l’affaire libyenne, tente de convaincre les Etats à New York de mettre la main au portefeuille. En 2017, la procureure, qui assure faire de la Libye une priorité, a fait passer son budget d’enquête sur la Libye de 790 000 à 2,3 millions d’euros. Mais depuis 2011 déjà, ses enquêtes sont passablement compliquées par la situation sécuritaire dans le pays. Si dans le chaos libyen, la procureure salue la coopération de son homologue à Tripoli et du gouvernement de Fayez Al-Sarraj, soutenu par l’Onu mais contesté par le général Khalifa Haftar, elle assure ne pas avoir la possibilité d’y envoyer ses enquêteurs. La Cour tente depuis des années d’obtenir de Tripoli la signature d’un accord d’immunité pour ses employés. Mais la coopération de la Libye a ses limites. Pour Mark Kersten, auteur du livre Justice in Conflict, « dans l’affaire Libye, il n’a pas été nécessaire à la CPI d’être sur le terrain avec des enquêteurs » pour obtenir les mandats d’arrêt contre quatre responsables du régime Kadhafi. Il estime que « la déclaration de la procureure devrait être lu comme l’expression de son pouvoir, signaler ainsi que son bureau surveille » la situation. Il voit dans cette déclaration « un avertissement plus qu’une garantie d’action ». A New York, la procureure a souvent appelé à une coordination et au partage d’information et salué, le 8 mai, la coopération de la Mission d’appui des Nations unies en Libye (Manul) et de la flotte européenne en Méditerranée (Eunavfor). Mais ces nouvelles déclarations appuient l’impression que depuis la chute du régime Kadhafi, le bureau du procureur est pris dans le tourbillon de la crise libyenne, et dissémine des moyens déjà limités. Le 8 mai, Fatou Bensouda a de nouveau dénoncé « des abus » commis par l’Etat et les groupes armés, Daech, Ansar Al Charia et l’Armée nationale libyenne du général Khalifa Haftar.
Un mandat limité ?
Chercheur à l’université de Tilburg, Mohammad Hadi Zakerhossein doute que la Cour ait juridiction sur les crimes commis contre les migrants en Libye. Il rappelle que New York avait saisi la Cour de « La violation flagrante et systématique des droits de l'homme, y compris la répression des manifestants pacifiques depuis le 15 février 2011 » . Pour le chercheur, le Conseil de sécurité « a permis à la Cour d’activer sa juridiction sur une crise et une situation spécifiques » : le conflit entre les forces gouvernementales de Kadhafi et les rebelles. « L'exercice de la compétence sur une situation qui a affecté une partie d'un territoire n'implique pas que le Procureur puisse enquêter sur tous les autres crimes qui ne sont pas liés à la situation donnée », écrit-il sur le site Justice Hub. Pour Mohammad Hadi Zakerhossein, New York n’a pas « donné carte blanche au procureur de la Cour pour intervenir sur tous les crimes et les crises en Libye ».
Les kadhafistes toujours dans le viseur
Si à chaque rendez-vous devant le Conseil à New York, Fatou Bensouda multiplie les déclarations, la seule ligne d’enquête visiblement stable jusqu’ici concerne les poursuites engagées contre d’anciens responsables du régime Kadhafi. En 2013, la procureure a signé un mémorandum avec les autorités libyennes, consacrant « un partage des tâches » selon lequel la CPI se chargerait des kadhafistes exilés. Juste avant de remettre son rapport à New York, la procureure a levé les scellés sur un mandat d’arrêt d’avril 2013 émis à l’encontre de Mohamed Khaled Al-Tuhamy, chef de la sécurité intérieure lors de la guerre de 2011. L’Egypte a longtemps accueilli l’exilé, sans l’arrêter ou le livrer à la Cour. Lors du précédent rapport de la procureure à New York, en novembre 2016, Le Caire avait affiché un plein soutien à la CPI, appelant les Etats de la région à coopérer ! Le suspect, Mohamed Khaled Al-Tuhamy, serait désormais en Libye, selon la procureure. Les autorités libyennes n’ont, jusqu’ici, offert qu’une coopération de façade avec la Cour, posant quelques actes, justifiant les inactions par le chaos régnant, et affirmant avoir la capacité de juger les suspects devant leurs propres tribunaux. Ce qu’ont validé les juges de la Cour dans l’affaire Senoussi, à l’été 2014, alors que le pays sombrait dans le chaos.
Les rebelles de 2011
Jugé avec une trentaine d’autres responsables du régime, Abdullah El Senoussi, l’ancien chef des renseignements militaires du Guide libyen, a été condamné à mort en juillet 2015, mais la peine n’a pas été exécutée. En février 2017, la Mission des Nations unies en Libye a dénoncé un procès inéquitable, mais la procureure a expliqué à New York qu’elle n’avait pas fini d’étudier le rapport. Il devrait logiquement conduire à une réactivation du mandat d’arrêt délivré contre lui par la Cour au printemps 2011. Fin mai, la prison d’Al Hadhba, où il était détenu, a été reprise par un groupe armé proche du gouvernement d’union national (GNA), en place depuis mars 2016, aux rebelles islamistes de Fajr Libya, qui s’étaient emparés de Tripoli en août 2014. Plus de six ans après le début de son enquête, la procureure n’a toujours pas émis de mandat public contre les rebelles actifs lors de la crise de 2011. Certains ont rejoint les différents groupes armés qui s’affrontent aujourd’hui en Libye. En s’emparant pleinement du conflit de 2011, la procureure pourrait faire tomber dans ses filets les responsables des crimes commis aujourd’hui, y compris ceux commis contre les migrants en Libye.