Une opération « Mains propres » dans le milieu de la contrebande, propulse la côte de popularité de Youssef Chahed, le président du Gouvernement tunisien au zénith. Justice info a enquêté dans les coulisses de cette affaire.
- « Il y a beaucoup d’argent à se faire dans ce pays ».
- « Papa, mais il y a ici beaucoup de misère et de dénuement ».
- « Où veux-tu donc faire rapidement un grand coup d’argent ? En France ou en Suisse où tout est bien ordonné, codifié et contrôlé ? ».
Ce bout de dialogue est tiré de la troisième saison d’une série culte intitulée « Les fils de Moufida » (Awled Moufida), diffusée actuellement sur la télévision privée Al Hiwar Ettounsi pendant le mois de ramadan. La scène met face à face un magnat de la contrebande déguisé en homme d’affaires BCBG et son fils, fraichement de retour des Etats Unis, qu’il initie aux règles du métier. Or la fiction n’est pas très loin de la réalité.
Cheveux gominés et moustache finement taillée à la Clark Gable, le sulfureux homme d’affaires, Chafik Jarraya, aborde un look sorti tout droit du film « Le Parrain », de Coppola. Il n’arrête pas de relater, ces dernières années, sur les plateaux télévisés, comment il a construit sa fortune à partir de rien, en passant à l’âge de 12 ans de simple vendeur ambulant de légumes quasi analphabète à l’actuel riche à millions qu’il est devenu…
Le sulfureux Monsieur Jarraya et ses connexions troubles
Au cours de ses interviews, Jarraya ne donne pas de détails sur les années 2000, où il s’est associé avec des membres influents de la belle famille de Ben Ali, pour profiter de plusieurs privilèges, passe-droits et réseaux clientélistes. Pourtant, il ne nie point ses connexions troubles avec les frères et neveux de l’ex première dame, dont le très puissant Imed Trabelsi. L’homme, incarcéré depuis 2011, avait présenté des aveux fracassants devant la commission vérité le 19 mai dernier dévoilant les circuits, les acteurs et les failles juridiques et institutionnelles dont il a profité pour exercer librement diverses pratiques frauduleuses.
Après avoir apporté son soutien aux islamistes d’Ennahda au moment où ils dirigeaient le pouvoir (2011-2013), Chafik Jarraya ne cesse de s’afficher avec des dirigeants de Nida Tounes, le parti du président de la République, qui remporte les élections de 2014 et auquel il adhère puis s’en retire en 2015. Le mois d’octobre dernier, il se targue publiquement d’acheter journalistes, juges et parlementaires et met au défi le président du gouvernement Youssef Chahed : « Il ne peut même pas mettre une chèvre en prison ! », cranait Jarraya.
Des enquêtes préliminaires mises sous le sceau du secret défense
C’en était probablement trop pour le chef de l’exécutif, qui engage alors, des enquêtes préliminaires contre le personnage, connu pour être soutenu par un réseau clientéliste tentaculaire construit à l’intérieur de l’Etat, hérité de la période de l’ancien régime et encore consolidé depuis l’après révolution.
« J’y présidais et nous y avons travaillé en totale discrétion, dans le secret le plus absolu », déclare Chahed dans une interview accordée au journal La Presse, le dimanche 4 juin.
Le sceau du secret défense qui pèse sur les enquêtes préliminaires cache une réalité inquiétante : l’Etat, et notamment la justice et la haute administration seraient infiltrés par les hommes de Jarraya.
Le chef du Gouvernement, à l’issue des investigations recoupées avec les rapports de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUC), des instances de contrôle financier et des services de renseignements généraux, ordonne l’arrestation de l’intouchable ex allié des Trabelsi l’après-midi du 23 mai dernier, alors qu’il sirotait un café dans un salon de thé sur les berges du lac de Tunis. Il est interpellé en vertu de la loi sur l’état d’urgence pour « atteinte à la sûreté de l’État, trahison et intelligence avec une puissance étrangère en temps de paix ». Un véritable coup de tonnerre !
Le voyage de Chafik Jarraya à Genève le 18 mai, au cours duquel il a notamment rencontré Abdelhakim Belhadj, chef du parti islamiste libyen El Watan, « un de mes grands amis », répète-t-il à longueur d’interviews, est à l’origine de l’accélération de la décision de Chahed. Dans le plus grand des secrets, Chafik Jarraya a été placé en résidence surveillée dans une base militaire tunisienne, et c’est le Parquet militaire qui est chargé de diligenter une enquête contre l’homme d’affaires.
« Si l’origine de sa fortune reste louche d’où la confiscation de ses biens pour ses liens avec la famille Ben Ali, en vertu du décret relatif à la confiscation, Jarraya n’est peut-être pas l’homme le plus corrompu de Tunisie. Il est plutôt accusé de malversations politiques. Mais à cause du profil du personnage, et de son arrogance surtout, cette arrestation incarne un geste des plus symboliques », explique Chawki Tebib, président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption.
Contrebande, blanchiment d’argent et infiltration de la brigade anti terroriste
Par la suite, d’autres coups de filets ont visé neuf grands bonnets de la contrebande, dont Yassine Channoufi, ancien douanier et ex candidat à la présidence et le très discret Nejib Ben Ismail, baron du blanchiment d’argent entre la Libye, l’Algérie et la Tunisie.
Depuis près de vingt jours, l’opération taxée de « Mains propres » par les médias locaux apporte son lot d’arrestations, la dernière en date, très grave, concerne un homme clé de la sécurité nationale pour « ses liens présumés avec Chafik Jarraya ». Il s’agit de Sabeur Laajili, successivement numéro un de la Brigade anti terroriste et de la police touristique. L’opération, qui est, malgré le scepticisme ambiant en Tunisie, largement soutenue par l’opinion publique, propulse la côte de popularité de Youssef Chahed au zénith. Une manifestation pour inciter le responsable politique à mener son combat à bon terme a été organisée le 27 mai dernier. Au moins 3000 personnes ont scandé devant le siège du gouvernement à la Kasbah : « Corruption dégage ! ». Le 6 juin, une pétition signée par cinquante personnalités tunisiennes est lancée pour appuyer la campagne de Chahed contre les figures emblématiques de la contrebande et de l’argent sale.
« Je crois qu’il a été lui-même étonné par une telle adhésion et par l’impact aussi positif de son initiative. Hier encore, on revendiquait son départ et le voilà propulsé tel un héros, y compris par ses anciens détracteurs. On dirait bien qu’il a réussi à redonner son calme à un pays en ébullition », témoigne Chawki Tebib.
« Nous évoluions vers un Etat mafieux… »
Certes déjà lors de son discours d’investiture devant le Parlement en août 2016, Youssef Chahed, fraichement nommé par le chef de l’Etat, Béji Caid Essebsi pour représenter le parti majoritaire, Nida Tounes, avait déclaré la guerre contre la corruption. Mais le temps passe et la promesse n’est pas tenue. A plus d’un de ses proches collaborateurs, Youssef Chahed montre des signes d’impatience et confie son mécontentement devant les lenteurs des circuits de la justice à faire aboutir des affaires de corruption avérée, notamment celles traitées par les équipes de juristes de l’INLUC.
« Il piétinait sur ce dossier. Pesait sur lui en même temps une pression très forte pour déclencher la guerre annoncée. La pression émanait de la part de l’opinion publique, des bailleurs de fonds, des chancelleries, de la Banque mondiale…Des rapports publiés sur la Tunisie disant en gros que nous évoluions vers un Etat mafieux se multiplient. Le dernier en date est celui d’International Crisis Group notamment », confie un conseiller de Youssef Chahed.
Dans son interview à La Presse, le chef du Gouvernement explique qu’au bout de neuf mois d’exercice du pouvoir il se rend compte de la « relation organique et avérée entre la contrebande, la corruption financière et le terrorisme », note-t-il.
« Une réalité inscrite dans les PV judiciaires du pôle anti terroriste : la contrebande est la première source de financement du jihadisme. Pire encore, les terroristes se servent des contrebandiers pour assurer leur sécurité notamment dans les déplacements transfrontaliers avec la Tunisie. Ceux-là maitrisent très bien tant les pistes non contrôlées par la police que les circuits d’achat des douaniers », ajoute le conseiller au gouvernement.
Un tiède soutien de la part des grands partis
Chahed fait un autre constat : le trafic frontalier ruine aujourd’hui l’économie nationale, déjà en perte de vitesse depuis la révolution de 2011, puisque 52% du PNB tunisien est tiré de l’économie parallèle, où règne particulièrement la contrebande. Faire grimper les chiffres de la croissance de deux à trois points n’est pas si difficile que ça, à condition, lui a recommandé le président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption : « de verrouiller le système qui permet beaucoup de possibilités de malversations et de moderniser les outils de surveillance ».
Pour beaucoup d’observateurs de la scène politique tunisienne, le chef du Gouvernement, malgré la tiédeur du soutien que lui apportent les grands partis, Ennahda et Nida Tounes, « qui ont bénéficié directement ou indirectement de la corruption », selon Chawki Tebib, n’a pas d’autre choix que de poursuivre la guerre. De l’étendre à d’autres secteurs, tels les marchés publics et les arcanes de la haute administration où sont confinés 90 % des dossiers des malversations économiques, selon les rapports de l’INLUC.
Dans sa dernière interview, la détermination de Youssef Chahed semble inébranlable : « Ou l’Etat triomphe, ou la corruption l’emporte », tonne-t-il en direction de ses multiples ennemis du moment…
« Dans notre édition parue le 8 juin 2017, il était écrit que "le 1er juin dernier, un mandat d'amener international a été émis à l'encontre de l'homme d'affaires résidant en France, Elyès Ben Chedly pour soupçons de corruption et de trafic d'armes entre la France, l'Italie et la Libye." Le 21 décembre 2018, Monsieur Elyès Ben Chedly nous a informés que cette information avait été démentie par le parquet militaire de Tunisie. Dont acte. »