Durant sa conquête du pouvoir et son règne éphémère, l’Alliance des forces démocratiques pour la libération (AFDL), cette coalition politico-militaire qui avait porté feu Laurent Désiré Kabila au pouvoir à Kinshasa, a commis plusieurs crimes au Nord-Kivu. Les éléments de l’AFDL,, devenue Forces armées congolaises, sont accusés d’avoir perpétré, avec l’appui de l’armée rwandaise, tueries, viols et pillages. Près de vingt ans après, ces crimes restent impunis. Mais en certains endroits, comme à Butembo, des survivants déterminés se battent pour tenter d’obtenir justice et réparation. Cette ville située à environ 300 Km au Nord de Goma, chef-lieu du Nord-Kivu, fut le théâtre en avril 1998, du massacre de plus d’une centaine de civils.
En cette matinée du mardi 14 avril 1998, un groupe de miliciens Maï-Maï attaque une position des éléments des Forces armées congolaises de l’AFDL, sur la colline stratégique de Kikyo, située à la sortie sud de Butembo. Prise au dépourvu, l’AFDL perd des dizaines de ses soldats, comme le reconnaît le jour-même, à la radio publique, le prénommé Djimy, commandant des troupes déployées dans la ville. Les Forces armées congolaises décident alors de lancer une opération de ratissage de grande envergure pour traquer ces assaillants Maï-Maï qu’ils croient dissimulés dans les domiciles des habitants. Sur les ondes de la radio publique, le commandant local des Forces armées congolaises ordonne aux habitants de Butembo de rester chez eux pendant quatre jours, soit du 14 au 17 avril 1998, pour permettre à l’armée de mener à bon port son "ratissage". L’opération tourne cependant à la catastrophe. «Les militaires de l’Afdl passaient de porte à porte. Ils ordonnaient aux habitants qui étaient restés terrés chez eux de leur ouvrir la porte pour une fouille systématique. Et quand ils ne trouvaient pas les miliciens qu’ils prétendaient venir rechercher, ils se mettaient à tuer les occupants, violaient les femmes ou obligeaient les hommes à violer leurs sœurs ou filles », témoigne Léon Katembo Tsongo, coordonateur du Comité des victimes survivantes des massacres de Kikyo (Covismaki), une association locale. «Pendant les quatre jours, nous les avons vus enlever des jeunes gens qu’ils acheminaient, bien ligotés, à leur camp de Kikyo pour les exécuter », se souvient amèrement l’infirmier Ngwesuli Wabo, 44 ans, qui montait la garde au centre de santé O’mulamo. « J’ai soigné des rescapés grièvement blessés par balle, les uns aux jambes, d’autres au cou». Pendant qu’il s’employait à soigner les blessés, l’infirmier ne savait pas que sa propre famille était visée. «Pendant que je sauvais des vies à la clinique, il y a mon grand frère et son épouse enceinte qu’on exécutait à Byasa. Et après les avoir tués, les militaires ont abandonné leur fils de moins de deux ans en train de s’amuser avec le sang qui coulait des dépouilles de ses parents », se rappelle l’agent médical.
Enterrés vivants
Parmi les témoins survivants, figure aussi Lagos Kisaka, qui dirigeait une équipe de quinze secouristes de la Croix-Rouge locale. Il raconte. « En acheminant les otages ligotés vers leur camp de Kikyo, les militaires leur disaient qu’ils partaient creuser des tombes pour les éléments des Forces armées congolaises tombés sous les coups des miliciens Maï-Maï. Mais une fois qu’ils finissaient à creuser ces tombes, ces jeunes étaient les premiers à y être jetés vivants, avant qu’on leur déverse dessus des dizaines des cadavres de militaires et ceux d’autres civils», se souvient-il.
Si le Comité des victimes survivantes des massacres de Kikyo dit avoir identifié 192 personnes mortes lors de ces massacres, la section locale de Croix-Rouge, elle, avance un bilan de plus de 250 morts. «Lorsque l’armée a autorisé les habitants à quitter leurs maisons, nous avons découvert des dizaines des cadavres qui gisaient à même le sol dans des parcelles. Il nous a fallu cinq jours pour les inhumer, les uns dans des fosses sceptiques, d’autres dans des fosses communes. On n’avait pas le choix, parce qu’on était dépassé par le drame », raconte le secouriste Lagos Kisaka.
Ces massacres ont affecté plusieurs familles des quartiers périphériques Sud de Butembo. «Depuis le massacre de notre père, la vie est devenue pénible. Aujourd’hui, moi et mes frères étudions dans des conditions extrêmement difficiles. On nous refoule tous les jours de l’école, faute de frais scolaires, alors que cela n’était pas le cas avant la mort de notre papa, parce qu’il savait batailler pour payer nos études », confie Françoise Kavira, cinquième d’une fratrie de sept enfants, en montrant la tombe où repose son père, tombé sous les balles. Dans d’autres familles, des orphelines sont aujourd’hui réduites à la prostitution pour survivre, renchérit Ngwesuli Wabo. Sans oublier, comme le rappelle Katembo Tsongo, les victimes de troubles mentaux « qui n’ont jamais bénéficié d’assistance médicale ».
Certains des auteurs présumés encore aux affaires
Près de vingt ans après, avec le soutien du Groupe de chercheurs libres du Graben (GCLG), les victimes sont en train de constituer un dossier à charge, dans l’espoir de pouvoir un jour le soumettre à la justice. «Aujourd’hui, nous identifions les victimes, les rescapés et témoins, nous réunissons les preuves et localisons les différents chefs militaires qui commandaient les troupes ayant commis ces crimes. Le gros du travail est déjà fait, nous attendons le moment propice pour saisir une juridiction compétente», indique Katembo Tsongo. Tout en encourageant l’initiative, Jérémie Kitakya, secrétaire permanent du Groupe d’associations des défenses des droits de l’homme et de paix (Gadhop), un réseau d’une dizaine d’associations opérationnelles dans le Kivu, refuse cependant de s’emballer. «Certains acteurs impliqués dans des crimes au Nord-Kivu, dont celui de Kikyo, sont encore aux affaires à Kinshasa. Et je doute qu’ils puissent favoriser la recherche de la vérité et la justice sur des crimes dont ils seraient auteurs ou complices ».
Selon Katembo Tsongo, les victimes font d’ailleurs face à des intimidations visant à effacer les traces des massacres de Kikyo. « Juste après les massacres, les Forces armées congolaises avaient interdit d’organiser les cérémonies de deuil. Pendant près de dix ans, l’Eglise catholique, dont nombreuses victimes étaient des fidèles, hésitait toujours à célébrer des messes de requiem en leur mémoire, par peur de représailles. Et lorsque le premier culte a été célébré, en 2005 notamment, en mémoire des victimes, par une Eglise de réveil locale, cela s’est déroulé sous une haute surveillance de policiers déployés par l’administration locale ». Par ailleurs, poursuit-il, quand les victimes organisent des cérémonies de mémoire, les autorités locales, craignant de perdre leur poste, n’ont pas le courage de s’y joindre. Une administration qui ne rougit pas, selon le jeune politologue congolais, d’autoriser la construction de maisons, dont un complexe hôtelier, sur les fosses communes.
Manifestation des victimes du massacre de Kikyo
Appel aux Nations unies
« Tout ca, c’est une façon de dissimuler des preuves, de plonger les victimes dans la peur de réclamer la justice», dénonce Katembo Tsongo, sans cependant baisser les bras. Ne pas abandonner la lutte, c’est aussi le message de Jérémie Kasereka Kitakya, secrétaire permanent du Groupe d’associations de défense des droits de l’homme et de paix. « Les victimes de tous les crimes commis au Nord-Kivu doivent affronter la peur pour mener d’intenses plaidoyers auprès des organisations de défense des droits de l’homme au niveau international, pour amener les juridictions compétentes à s’en saisir. Les victimes doivent agir en synergie pour se faire entendre, car seules, elles restent fragiles».
Sit in devant le tribunal de Butembo
De son côté, l’administration locale dit n’avoir rien à se reprocher. «Nous n’avons aucune intention ou raison de barrer la route aux démarches des victimes. Nous sommes disposés à leur octroyer des certificats de décès (pour les leurs), c’est leur droit. Nous attendons que leur comité nous facilite la tache d’entrer en contact avec les familles des victimes pour certifier ces morts déclarés», explique Jean Bosco Nzuva Kihanda, préposé à l’état civil à la mairie de Butembo. Dans leur rapport Mapping publié en août 2010, les Nations Unies ont reconnu les massacres de Kikyo parmi les centaines d’autres crimes qui nécessitent d’être portés devant la justice. Même si les tribunaux congolais sont compétents pour connaître des massacres de Kikyo et d’autres crimes oubliés de l’AFDL, Maître Mbenze Yotama, spécialiste en droit public interne et international, doute qu’une justice indépendante puisse être rendue dans ces affaires sous le régime actuel. Pointant également le manque de compétence temporelle de la Cour pénale internationale (CPI) pour ces crimes, l’universitaire congolais recommande, à l’instar des auteurs du Rapport mapping d’août 2010, la création par les Nations unies d’un tribunal pénal international pour la RDC.