En 2004, Abdennacer Naït-Liman dépose plainte à Genève pour obtenir des réparations suite aux tortures subies dans les locaux du ministère tunisien de l’intérieur en 1992. Sans succès. Aujourd’hui le cas de ce Tunisien réfugié en Suisse est examiné par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), l’instance de recours la plus haute du continent. Selon le résultat du procès, l’affaire pourrait ouvrir une nouvelle voie pour les victimes de régimes tortionnaires dans les pays où ils ont obtenu l’asile.
«Nous sommes en train d’ouvrir des portes dans l’espoir que les victimes de crimes internationaux tels que torture, crimes de guerre, puissent recourir à d’autres voies que le procès pénal», lance Philip Grant quelques jours avant de partir pour Strasbourg où siège la Cour européenne des droits de l’homme. Membre fondateur et actuel directeur de l’ONG Trial International, l’avocat y défend ce mercredi la cause d’Abdennacer Naït-Liman qui a obtenu en 1995 l’asile en Suisse, en raison des tortures qui lui ont été infligées trois ans plus tôt en Tunisie.
En avril 1992, alors que ce militant islamiste vivait en Italie, il est arrêté et remis aux autorités tunisiennes. Durant sa détention, Abdennacer Naït-Liman subit une série de tortures dans les locaux du Ministère de l’Intérieur de la République de Tunisie tenue d’une main de fer par Zine Ben Ali, le président d’alors renversé en 2011.
Retrouver sa dignité
«40 jours durant, j’ai été torturé, matin et soir. Mon corps n’était que souffrance au point d’avoir failli perdre à tout jamais l’usage d’une main et d’un pied. Les souffrances n’étaient pas que physiques : ils ont tenté de briser mon âme aussi, par les menaces, l’isolement, les simulacres d’exécution», raconte aujourd’hui, Abdennacer Naït-Liman, 60 ans, dans un entretien publié par Trial International.
Une première occasion d’obtenir justice se présente en 2001 quand le ministre de l’intérieur de l’époque, Abdallah Kallel, se fait hospitaliser à Genève pour un malaise cardiaque. Sans doute averti qu’une plainte a été déposée contre lui auprès de la justice genevoise, Abdallah Kallel réussi à quitter le territoire suisse, juste avant d’être interpellé par la police du canton suisse.
Mais celui qui a créé une association des victimes de torture en Tunisie ne va pas lâcher le morceau.
Une astuce juridique
Car ses défenseurs ont trouvé un autre moyen d’obtenir justice au travers d’une procédure civile (moins contraignante qu’une plainte pénale). C’est l’article 3 de la loi suisse sur le droit international privé.
«Cette loi permet de définir la juridiction compétente pour déposer une demande civile en réparation. L’article 3 de cette loi dit que dans les cas où la plainte ne peut être déposée dans le pays concerné, en l’occurrence la Tunisie de Ben Ali, la Suisse peut être compétente, si l’affaire présente des liens suffisants avec la Suisse», explique Philip Grant.
Et l’avocat de souligner : « Selon nous, les liens existent évidemment puisqu’il a obtenu l’asile en Suisse et qu’il reçoit des prestations sociales en raison des tortures subies. Mais cette disposition n’avait jamais été utilisée pour une violation des droits de l’homme.»
Résultat : jusqu’au plus haut niveau (le Tribunal fédéral), la justice suisse a refusé d’entrer en matière, estimant que les liens avec la Suisse n’étaient pas suffisants. «Les juges n’ont pas tenu compte des implications de la Convention contre la torture ratifiée par la Suisse, en particulier l’article 14 », se désole Philip Grant.Selon l’avocat genevois, c’est la crainte de créer un précédent et d’être submergé par un grand nombre de plaintes qui explique la frilosité de la justice suisse. Pour preuve, il cite l’un des arguments avancés à Strasbourg par le gouvernement suisse: «Nous n’avons pas pour tâche d’ouvrir à toute l’humanité des fors (NDLR le lieu où une affaire est jugée) en Suisse.», autrement dit de désigner le tribunal compétant pour juger d’une affaire.
En recourant devant la Cour européenne des droits de l’homme, les défenseurs d’Abdennacer Naït-Liman ont dû faire face aux mêmes réticences, jusqu’à ce que la plus haute instance de la Cour n’entre en matière, près de huit ans après avoir été saisie de l’affaire.
Le droit de tenir un procès en Suisse
Dans le même entretien accordé à Trial International, Abdennacer Naït-Liman rappelle les enjeux de l’affaire : «Plainte au civil, recours au Tribunal fédéral, puis à la Cour européenne des droits de l’homme. Je m’étais préparé à ce que la route soit longue, mais pas à ce point. La justice a jusqu’à présent estimé qu’il n’appartenait pas à la Suisse de statuer sur mon cas, les tortures ayant été commises dans un pays tiers. Mais où donc puis-je obtenir justice si ce n’est dans le pays qui m’a accueilli comme réfugié justement en raison des tortures subies ? La Suisse m’a reconnu comme victime, mais m’a nié le droit de n’être pas qu’une victime. »
La Grande Chambre de la CEDH ne va pas juger du montant que pourrait obtenir ou non le plaignant mais évaluer si la Suisse a violé les droits d’Abdennacer Naït-Liman, en refusant d’ouvrir un procès pour condamner ou non l’ancien ministre tunisien de l’Intérieur à verser des réparations à sa victime.
Un enjeu européen
Si elle donne raison au plaignant, la décision de la Cour qui tombera dans plusieurs mois, pourrait faire jurisprudence pour toute l’Europe, voire au-delà, comme l’explique Philip Grant:
«L’enjeu européen de cette affaire, c’est de savoir si les victimes de torture qui ne peuvent pas faire valoir leurs droits dans leur pays d’origine pourraient agir dans leur pays d’accueil pour obtenir des réparations. Ce qui se fait régulièrement aux Etats-Unis. La Cour européenne est vue comme une des instances les plus à l’avant-garde en matière de défense des droits humains. Elle peut inspirer ses équivalents sur le continent américain et africain et conduire à une généralisation du droit des victimes à obtenir réparation en leur permettant d’accéder à la justice civile. Car la tenue d’un procès pénal est toujours incertaine et prend du temps. »