Un fait divers révèle la traite des enfants aux Tunisiens

Un fait divers révèle la traite des enfants aux Tunisiens©FB
Photos diffusées sur les réseaux sociaux de la petite fille dans le super marché
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« Est considérée comme traite des personnes, le recrutement, le transport, le transfert, le détournement, le rapatriement, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par le recours ou la menace de recours à la force…aux fins d’exploitation, quelle qu’en soit la forme ». C’est ainsi que la loi organique du 3 aout 2016 relative à la prévention et la lutte contre la traite définit en Tunisie la traite.

Or, adoptée il y a près d’une année, cette loi est passée inaperçue : peu de Tunisiens croyaient que ce phénomène existait bel et bien chez eux. Jusqu'à ce qu’un fait divers défraie la chronique ces derniers jours. Sur les réseaux sociaux circulent lundi 19 juin, les photos d’une frêle petite fille, à l’allure d’une bonne, transportant difficilement les lourdes courses de sa patronne, qui l’accompagne. La fillette est à peine plus grande que ses paquets, a été prise en photo dans un super marcher de la banlieue huppée de Tunis. Les commentaires indignés envahissent la toile forçant le délégué à la protection de l’enfance à réagir et à commanditer une enquête sur cette affaire. Les premiers résultats confirment le statut informel de domestique d’une fillette de…11 ans. Son employeuse a été arrêtée, elle risque selon la nouvelle loi jusqu'à dix ans de prison et 50 000 Dinars d’amende (20 000 euros).

 « Je ne connais de la vie que le travail »

La campagne de sensibilisation intitulée « Briser le tabou » menée depuis le 7 juin contre la traite en Tunisie par trois organisations, Avocats sans frontières (ASF), le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) et Novact, une association espagnole des droits de l’homme, est probablement pour beaucoup dans cette large prise de conscience. Auparavant, recruter une petite bonne à tout faire provenant de la région pauvre du nord ouest notamment semblait accepté par la société. La campagne « Briser le tabou » utilise dans sa vidéo la technologie holographique (trois dimensions).

« Si ce procédé, en faisant bouger et parler des avatars de personnes et pas des êtres humains directement, évite la stigmatisation des victimes, il ne laisse rien échapper de leur situation d’extrême vulnérabilité », explique Antonio Manganella, directeur du bureau tunisien d’Avocats sans frontières.

On y voit les trois profils types de la traite en Tunisie : une petite servante, un vendeur de rue mineur et une prostituée.

« Je m’appelle Manel. On m’a dit que j’ai 13 ans. Chez moi se trouve à Tabarka. Tabarka, c’est très loin. Je ne sais pas si elle est située au nord ou au sud, car je ne suis jamais allée à l’école. Je ne connais de la vie que le travail ! Je connais la serpillère et je sais frire des oignons dans l’huile », s’exclame dans la vidéo l’avatar d’une aide ménagère, dont les propos auraient pu être prononcés par la petite bonne identifiée dernièrement dans le super marcher.

 

 

 Arrachées à leur enfance, à leur famille et à leur scolarité

Arrachées à leur scolarité, à leur enfance et à leur milieu familial, sept cas de jeunes filles mineures employées comme aides ménagères sans cadre légal et sans protection et effectuant souvent un nombre d’heures illimitées et sans congé ont été recensés en 2012 par le ministère des Affaires des la femme et de la Famille (MAFF). En réalité, elles seraient, selon une Etude exploratoire de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), publiée en juin 2013, beaucoup plus nombreuses. Probablement des milliers…C’est, de l’avis de l’OIM la première forme de traite interne à la Tunisie.

Ce sont des petites filles qu’on livre comme du bétail à l’intermédiaire, le jour du marché. Le père reçoit sa commission en attendant le reste de la paye de sa fille à la fin du mois prochain. L’intermédiaire, lui se nourrit de la misère et du chômage qui caractérisent le nord ouest et le sud ouest. Depuis des dizaines d’années « l’industrie » des petites bonnes constitue la seule ressource de plusieurs régions enclavées. Mais à quel prix !

Ces petites bonnes s’occupent des taches ménagères, des enfants et sont parfois victimes de violences physiques, voire d’abus sexuels, selon plusieurs enquêtes officielles.

 

Des Ivoiriens asservis par de riches familles de Tunis

L’Etude de l’OIM a également permis de démontrer l’existence de cas de femmes subsahariennes exploitées dans le cadre de la servitude domestique en Tunisie. Recrutées par des individus parfois protégés par l’immunité diplomatique, celles-ci n’ont que peu de chances d’être secourues.

Avocats sans frontière a de son côté recueilli trois cas de plainte de la part de jeunes hommes originaires de la Côte d’Ivoire retenus chez de riches familles tunisiennes en tant que serviteurs. Démunis de leurs passeports, enfermés, battus, asservis, ils sont pratiquement réduits à une situation d’esclavage.

« On leur fait croire que la Tunisie se trouve à quelques kilomètres de l’Europe et qu’il est très facile de s’y rendre à partir d’ici. On leur fait miroiter également de fausses promesses d’embauche dans le foot par exemple », explique Antonio Manganella.

Il ajoute : « On s’est rendu compte à quel point il était difficile d’accéder aux victimes. Celles-ci, fortement affaiblies, souvent analphabètes, ne sont pas en condition de réclamer leurs droits. Notre mission se révèle très ardue en attendant que les brigades contre la traite prévues par la nouvelle loi se mettent en place ».

 

Des réseaux de l’ombre, des crimes difficiles à qualifier

Pour les avocats, qui s’y sont essayés, faire aboutir des plaintes pour traite en Tunisie a été jusqu’ici impossible. Et ce malgré une loi organique très favorable à la lutte contre ce phénomène. Selon toutes les législations en la matière, c’est l’identification de trois éléments qui désignent et nomment un crime de traite : la victime, l’exploitant et le réseau. Or, la chose la plus difficile consiste à dévoiler et à dénoncer un réseau. Des enquêtes   judiciaires s’imposent à ce propos. C’est pour cette raison que les magistrats n’ont jusqu’ici qualifié les cas de traite, particulièrement ceux présentés par le pool d’avocats d’ASF, que de « travail forcé ». Chose qui épargne les exploitants des dures sanctions prévues par la loi.

Pour ASF, il s’agit aujourd’hui de former les agents judiciaires chargés d’établir des procès verbaux et de relier les enquêtes judiciaires au ministère de la Justice et non pas à la police administrative comme il est d’usage actuellement. ASF appelle également à la formation de tous les corps concernés par la loi organique du 3 aout, forces de sécurité, magistrats, fonctionnaires des principales ambassades dont les ressortissants peuvent représenter des victimes. L’organisation insiste sur la médiatisation d’une loi votée à l’unanimité à l’ARP et pourtant passée inaperçue auprès du grand public.

Mais pour les trois organisations, qui ont lancé la campagne « Briser le tabou », la dernière affaire de la petite bonne du super marcher pourrait inaugurer des temps plus justes pour les victimes.