Fadoua Brahem, 35 ans, fait partie de la race de jeunes, courageux et brillants avocats engagés pour défendre les libertés individuelles, qui, comparées à la situation des libertés collectives, restent encore à la traine dans la Tunisie post révolutionnaire. Bien que discrète et peu médiatisée « pour la bonne cause », affirme-t-elle, Fadoua Brahem devient en 2015 célèbre dans le milieu LGBT local.
L’avocate a en fait réussi à libérer le jeune Marwen (nom d’emprunt), un étudiant de 22ans, dont l’affaire a connu un certain retentissement international. Depuis Maitre Brahem, qui se dit pourtant professionnellement polyvalente, est devenue « la spécialiste » des dossiers judiciaires de la communauté LGBT. En parallèle, elle apprend à connaitre un monde opaque, fragile, très solidaire. Celui d’une minorité sexuelle évoluant en terre d’islam.
Maitre Fadoua Brahem
La police s’acharne sur Marwen le contraignant à subir le test anal
C’est par un pur hasard que la jeune femme commence à s’intéresser aux victimes de l’article 230 du code pénal tunisien, datant de la période du protectorat français. Un article qui criminalise les rapports homosexuels consentis entre adultes et prévoit des peines pouvant aller jusqu’à trois ans de prison.
« J’avais à l’époque quelques copains gays, on sortait ensemble, on dansait, on s’amusait. Ils étaient épanouis, sans souci, protégés par leurs familles. Je n’avais pas idée des autres : les précaires, les sans appui, les ombres de la rue et de la nuit », témoigne Maitre Brahem.
Originaire de Sousse, vile côtière située à 120 km de la capitale, alors que son bureau est à Tunis, elle passe chaque weekend en compagne de sa famille, dans sa ville natale. En septembre 2015, elle est contactée par des jeunes de la banlieue de Sousse. Agés entre 18 et 20 ans, ils sont proches de l’Association Damj (Inclusion), qui défend la cause des homosexuels. Alarmés, en plein désarroi, ils lui demandent de prendre en charge le dossier de leur ami. Marwen, brillant étudiant en dernière année d’une école de commerce, travaillant en parallèle comme vendeur dans une boutique de vêtements pour subvenir à ses besoins et financer ses études, est accusé de meurtre : « Il est innocent, nous en sommes certains. Sinon, il n’aurait pas répondu volontairement à la convocation de la police », ont clamé ses amis.
Marwen reconnait au moment de son interrogatoire musclé -gifles, passages à tabac et insultes- avoir eu des relations sexuelles avec la victime, un homme travaillant dans l’hôtellerie. Bien qu’ayant retrouvé le vrai coupable de l’homicide, la police cache cette information à Marwen et continue à s’acharner sur lui, le forçant à subir le test anal, considéré comme une pièce à conviction par le tribunal. La justice requalifie alors l’accusation : il est désormais coupable de « pratiques sodomiques », selon le code pénal. Le tribunal de première instance de Sousse le condamne le 22 septembre 2015 à un an de prison ferme.
« Il vivait dans la large prison de sa famille et de la société entière »
Ignorant les conditions dans les quelles il a été contraint à se soumettre à l’examen anal, un épisode qu’il a longtemps nié tellement son humiliation de s’exposer nu dans une position dégradante devant plusieurs personnes a été traumatisante, Fadoua Brahem se rappelle du moment où elle a décidé de s’engager pour libérer Marwen.
« Il descendait de chez le Procureur menotté. Sa mère, à laquelle il est très attaché, était en bas des escaliers du tribunal de Sousse. En pleurs il a crié à son adresse : « maman, je n’ai tué personne ! ». Il me regardait fixement comme pour me transmettre un message. J’ai tout compris : il ne voulait surtout pas que sa mère, une femme modeste et très religieuse, sache quoi que se soit sur sa vie privée. Il vivait déjà dans une large prison, celle de sa famille et de la société entière. Je l’ai senti complètement seul et démuni, ça m’a profondément touchée ».
En prison, Maitre Brahem, qui travaillera sur ce dossier gratuitement, n’arrête pas de visiter le jeune étudiant. Elle réussit à l’inscrire à l’université, à lui remettre les copies de ses cours et à l’installer dans le pavillon réservé aux homosexuels pour lui éviter les risques de tabassage et de viol. Afin de le protéger encore plus, elle se fait aider par les ONG autorisées officiellement à s’introduire dans l’espace carcéral, dont la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme (LTDH), la Croix Rouge et l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT). Elle poursuivra cette démarche quand en décembre 2015 six jeunes sont arrêtés à Kairouan pour cause d’homosexualité et condamnés à trois ans de prison ferme et à cinq ans de bannissement de la ville.
Une stratégie gagnante, Marwen est désormais un homme heureux
Lorsqu’elle décide d’aller en appel sa stratégie défensive elle va la fonder sur la virginité du casier judiciaire de Marwen, son extrême jeunesse et la clôture prochaine de son parcours universitaire. Sans se mettre aux devants des lumières, comme aime le faire beaucoup de ses collègues, elle s’appuie également sur les médias, qu’elle choisit minutieusement : « Pour transmettre la voix de Marwen au monde. J’ai repris ce modus operandi avec les six étudiants de Kairouan. Tous les jours à communiquer, pendant un mois, sur leur situation en prison », avoue Fadwa Brahem.
Sur les réseaux sociaux une campagne contre « le test anal, le test de la honte » est déclenchée. Elle prend, en l’espace de quelques jours, une dimension internationale.
La stratégie de l’avocate se révèle gagnante. Marwen est libéré en novembre 2015, après deux mois de détention. Les six étudiants sont relaxés en janvier 2016. Mais ces hommes conservent leurs condamnations sur leurs casiers judiciaires.
Aujourd’hui Marwen est un homme heureux, il a décroché sa licence et un poste de travail dans une société multinationale. Son anonymat l’a prémuni de la vindicte populaire, cette épée de Damoclès qui pèse sur les minorités sexuelles en Tunisie.
« Marwen est ma plus grande satisfaction, mon immense source de fierté », affirme Maitre Brahem.
Difficile de changer de sexe dans la Tunisie post révolutionnaire
Cependant il reste tous les autres. Beaucoup de membres de la communauté LGBT ne connaissent pas leurs droits et notamment celui de ne pas consentir à passer le test anal. D’où des formations que donnent, avec l’appui de juristes et d’ONG, dans la plus grande des discrétions, des associations comme Damj, Mawjoudoun (Nous existons) et Shams (Soleil).
Les transsexuels, eux continuent à évoluer dans un environnement hostile dans le seul pays des « Printemps arabes » à s’être engagé dans un processus démocratique.
Ils s’appellent Hedi- Nadia, ou Ali- Sana, ou encore Salah-Lilia et vivent souvent de la prostitution.
« Agressés dans la rue, moqués, interpellés régulièrement par la police, beaucoup n’ont pas les moyens de se faire opérer pour changer de sexe, d’autant plus qu’il faut partir à l’étranger pour subir une telle intervention. Ceux qui réussissent à se transformer en femmes ou en hommes vont par la suite affronter un parcours du combattant : la procédure judiciaire pour changer de prénom est très longue et très compliquée. L’exil est la seule vois des transsexuels », témoigne Fadwa Brahem.
Le dernier combat de l’avocate consiste au pourvoi en cassation des jugements rendus en dernier ressort dans les affaires de Marwen et des six étudiants de Sousse. Pour l’experte, des vices de procédure entachent ces deux procès. Ils sont tous en lien avec le test anal. Et si par la force d’une nouvelle jurisprudence, elle arrivait à l’annuler ?
« Commandés par la police alors que seul le juge peut ordonner au médecin légiste un tel examen, les tests ne doivent pas être subis à la suite de l’usage de la force. On parle ici de « consentement éclairé ». Mais de quel choix parle-t-on si l’accusé dans ces situations là est, selon plusieurs témoignages recueillis dans les rapports d’ONG internationales violenté, menacé, manipulé ? », s’insurge l’avocate.
Pour Fadwa Brahem, le combat est encore long. Mais l’espoir est permis…