Vidé de la plupart de ses articles, le projet de loi présidentiel relatif à la« réconciliation économique» en Tunisie semble en voie d’adoption à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Des failles et des poches d’imperfection persistent pourtant parmi les dispositions de ce texte largement polémique.
Il y a deux ans, le président Béji Caied Essebsi présentait, le 14 juillet 2015, devant le conseil des ministres son projet de loi relatif aux « Mesures particulières concernant la réconciliation dans le domaine économique et financier ». Construit sur la base de douze articles, le texte a été transmis peu après à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), où il n’a pas arrêté de soulever dissensus, polémiques et levées de bouclier dépassant largement les murs de l’Hémicycle pour atteindre les rues de Tunis, les différentes régions du pays et jusqu’aux organisations nationales et internationales. Parmi les détracteurs de la société civile les plus hostiles à l’initiative présidentielle, le groupe de jeunes Manich Msamah (Je ne pardonnerai pas) a organisé des dizaines de manifestations dans tout le pays pour appeler au rejet de « la loi de blanchiment des corrompus ».
Dans un contexte actuel de lutte contre la corruption et la contrebande par le chef du gouvernement, Youssef Chahed, le projet a pourtant été remis sur la table des discussions pour la troisième fois au sein de la Commission de législation générale à l’ARP. Un consensus entre les députés des deux partis au pouvoir semble trouvé. Deux ans après son dépôt au parlement, le texte semble en voie d’adoption.
Transformation du texte initial
Résistance à ce texte oblige, il a été vidé au cours des derniers débats parlementaires de la plupart de ses disposions. Pourtant, même amendé, même dépouillé de la plupart de ses articles, le projet continue à susciter les critiques de ses adversaires.
En fait la loi est constituée de trois grandes parties : amnistie des fonctionnaires publics et assimilés poursuivis par les tribunaux pour soupçons de malversations financières et de détournements de deniers publics, réconciliation avec les hommes d’affaires accusés de corruption et amnistie de change.
Oumayma Mehdi, assistante sur le projet Observatoire du parlement à l’Association Al Bawsala (Boussole), la première organisation à introduire l’Open gov en Tunisie, suit de près les enjeux qui entourent les discussions autour du projet de loi de BCE : « Très vite, on a décidé au parlement de soustraire du projet cette dernière partie, qui n’a aucune raison de figurer dans cette initiative législative pour l’intégrer prochainement dans une loi à part sur l’amnistie de change », soutient la jeune activiste.
L’argument le plus controversé par la société civile a trait à la réconciliation avec les hommes d’affaire. Ce sont les mobilisations de rue, la plupart dirigées par les jeunes de Manich Msamah, lors desquelles ont été scandés des slogans contre la corruption, qui ont fait tomber cet article. En fait, seules les dispositions concernant les fonctionnaires et assimilés sont maintenues dans la version en cours de débat. Le texte initial s’est tellement transformé au point que des députés appellent à changer son nom et à l’intituler désormais "loi relative à l’amnistie administrative".
« Or, même réduit à ces seules dispositions, le projet reste toujours problématique. D’où son rejet par l’Association Al Bawsala depuis le début », insiste Oumayma Mehdi.
Comment quantifier une contrepartie ?
« Ils n’ont pas tiré profit des services rendus aux hommes d’affaire proches du pouvoir, même si ces services enfreignaient les lois de l’administration », tel est l’argument présenté par la présidence de la République pour amnistier les fonctionnaires publics et assimilés, à savoir des ministres, des secrétaires d’Etat, des conseillers de ministres, de ambassadeurs, des juges, des gouverneurs.
Or comment prouver que cette catégorie de personnes n’a bénéfice d’aucune contrepartie ? D’autant plus que les formes de biens en nature restituant la « gratitude » du pouvoir peuvent être multiples : maintien de ces fonctionnaires à leurs postes contre l’avis de leur hiérarchie, affectation de bourses d’étude à leurs enfants…
« Comment définir et quantifier cette contrepartie ? La Commission de Réconciliation que prévoit de mettre en place le projet de loi n’a pas les moyens ni d’accéder aux archives, ni de faire des investigations », ajoute Oumayma Mehdi.
D’un autre côté, rien ne forcera les fonctionnaires amnistiés à participer aux auditions publiques pour expliquer leur cas. Une lacune que fustige particulièrement la juriste et présidente de l’Association Le Labo Démocratique, Farah Hachad.
« Il n’y aura pas non plus possibilité de comprendre toute la mécanique mise en place. Les personnes amnistiées ne seront pas obligées de passer devant la Commission de Réconciliation pour faire des aveux et expliquer les affaires qui les impliquent. Pourtant, ces informations sont absolument nécessaires pour décortiquer les mécanismes de la corruption et peuvent servir pour recouper des informations dans le cadre d’investigations dans des dossiers plus importants », explique Farah Hachad.
Risques d’une répétition des faits
Dans son « avis intérimaire » sur l’initiative législative du Président, publié le 24 octobre 2015, la Commission de Venise, organe consultatif du Conseil de l’Europe spécialisé en matière de droit constitutionnel, avait été catégorique. « Non, le processus se déroulant devant la Commission de Réconciliation, en amnistiant notamment les fonctionnaires corrompus, ne permet pas de réaliser l’un des objectifs de la justice transitionnelle, à savoir la réforme des institutions », avait tranché la Commission de Venise.
L’occultation des victimes et l’appui apporté à ceux qui avaient le pouvoir et en usèrent pour enfreindre la loi dominent l’esprit du projet, selon plusieurs de ses détracteurs.
« L’initiative législative assure une impunité à ceux qui ont détourné par le passé des deniers publics. D’où les risques d’une répétition des faits. Qui nous dit que toutes ces personnes que la loi prévoit d’amnistier ne reproduiront pas les mêmes réflexes en attendant une autre amnistie ? Voilà pourquoi nous y sommes opposés », s’inquiète Salwa El Gantri, directrice du bureau de Tunis du Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ).
L’ambiance de consensus qui règne actuellement entre le deux grands partis au pouvoir donne beaucoup de chances au projet de se voir adopté en séance plénière avant la fin de cette saison parlementaire, le 24 juillet.