Pour les défenseurs des droits de l'homme, cette affaire est emblématique de l'érosion des libertés depuis le putsch manqué du 15 juillet 2016, suivi de purges massives qui ont frappé les milieux critiques, des élus prokurdes, des médias et des ONG.
Ce procès survient alors que des voix européennes, à commencer par celle de Berlin, se sont élevées la semaine dernière contre Ankara après l'arrestation de plusieurs défenseurs des droits de l'homme, dont la directrice d'Amnesty pour la Turquie et un militant allemand.
Au total, 17 journalistes, dirigeants et autres collaborateurs actuels ou passés de Cumhuriyet, un quotidien fondé en 1924, sont accusés notamment d'avoir aidé diverses "organisations terroristes armées". Ils risquent jusqu'à 43 ans de prison.
Mais Cumhuriyet ("République"), l'un des plus anciens journaux turcs, qui s'est forgé une solide réputation à force de scoops embarrassants pour le pouvoir, dénonce un procès politique visant à abattre l'un des derniers organes de presse indépendants du pays.
"Cumhuriyet n'a pas peur, ne se rendra pas, n'abandonnera pas", a déclaré au tribunal le patron du quotidien Akin Atalay, qui fait partie des accusés. "L'indépendance et la liberté sont l'ADN de ce journal", a-t-il ajouté, selon un journaliste de l'AFP dans la salle d'audience.
Comme un symbole, l'ouverture de ce procès coïncide avec la "Journée de la presse" en Turquie, célébrant la levée en 1908 de la censure officielle qui existait sous l'Empire ottoman.
Certains des plus grands noms du journalisme turc sont jugés lundi, comme le chroniqueur francophone Kadri Gürsel, le journaliste d'investigation Ahmet Sik ou encore le féroce caricaturiste Musa Kart, sans oublier le rédacteur en chef, Murat Sabuncu.
Parmi les accusés, 11 sont en détention préventive, la plupart depuis près de neuf mois.
- 'Une épreuve' -
Les collaborateurs de Cumhuriyet sont accusés d'avoir aidé une ou plusieurs "organisations terroristes", selon l'acte d'accusation, qui cite les séparatistes kurdes du PKK, un groupuscule d'extrême gauche appelé DHKP-C et le mouvement du prédicateur exilé aux Etats-Unis Fethullah Gülen, désigné par Ankara comme le cerveau de la tentative de putsch, ce que celui-ci dément catégoriquement.
L'acte d'accusation présente Cumhuriyet comme un journal qui mène une opération visant à faire de la Turquie et de M. Erdogan des "cibles" en ayant recours à des procédés de "guerre asymétrique".
"C'est un procès kafkaïen", dit à l'AFP le représentant de RSF en Turquie, Erol Onderoglu. "Cumhuriyet est un symbole, l'héritier d'une tradition de journalisme critique et d'enquête. Le gouvernement tente de le détruire par tous les moyens".
Le procès s'est ouvert dans la matinée, avec la déclinaison de l'identité et la défense des accusés, accueillis dans la salle d'audience par des applaudissements de la foule venue les soutenir, a constaté un journaliste de l'AFP.
Lors de l'audience, le chroniqueur Kadri Gürsel a tourné en dérision les accusations de liens avec la mouvance güléniste au motif qu'il a reçu des SMS ou des appels de partisans du prédicateur. "Si les responsables de l'accusation n'arrivent pas à voir les SMS qui sont restés sans réponse et les appels reçus une seule fois, alors ils utilisent leur autorité à mauvais escient", a-t-il dit.
"Ce procès est une épreuve pour la Turquie", a estimé avant le début du procès l'un des accusés comparaissant libres, l'éditorialiste Aydin Engin. "Recep Tayyip Erdogan dit que la justice est neutre en Turquie, nous allons voir", a-t-il ajouté.
Les autorités nient régulièrement toute atteinte à la liberté de la presse et affirment que les seuls journalistes arrêtés sont ceux liés à des "organisations terroristes".
Selon le site P24, spécialisé dans la liberté de la presse, 167 journalistes sont détenus en Turquie, dont la majorité dans le cadre de l'état d'urgence décrété après la tentative de putsch.
La Turquie occupe la 155e place sur 180 au classement 2017 de la liberté de la presse établi par RSF.
Dans un récent avis, le Groupe de travail sur la détention arbitraire de l'ONU a appelé Ankara à libérer "immédiatement" les collaborateurs de Cumhuriyet.