Sur les vingt auditions publiques programmées par l’Instance vérité et dignité (IVD), dix ont déjà été organisées. La dernière en date a eu lieu le 21 juillet et a porté sur les fraudes électorales sous les présidents Bourguiba et Beni Ali.
Mohamed Bennour, militant du Mouvement des démocrates socialistes (MDS), une formation du centre-gauche créée en 1978 par l’ancien ministre et dissident au régime du président Bourguiba, Ahmed Mestiri, a été victime de diverses violations liées à la fraude électorale. En 1981, il se présente comme candidat aux élections législatives annoncées comme « pluralistes » par le pouvoir, qui suscitent beaucoup d’espoir parmi les Tunisiens. Bénéficiant de l’aura de son secrétaire général, Ahmed Mestiri, et tirant profit du déclin du Parti socialiste destourien (PSD) de Bourguiba, érigé en véritable parti-Etat, les listes vertes du MDS connaissent un vrai succès. Mais Mohamed Bennour va expérimenter, un terrorisme politique « comparable, à l’ambiance inquiétante du film Z de Costa Gavras », témoigne-t-il lors de la dernière audition publique de l’Instance vérité et dignité (IVD) consacrée le 21 juillet dernier au dossier de la manipulation des scrutins.
Démocratie : les rendez-vous manqués
Salles de meeting retirées et interdites à la dernière minute, passage à tabac des militants, pressions exercées sur les électeurs, parasitage de la campagne électorale…les dérapages se multiplient. L’intervention du pouvoir qui a pressenti les menaces sur sa pérennité sont musclées. Mohamed Bennour est battu à mort par les milices du parti de Bourguiba alors qu’il se préparait à tenir meeting dans une des banlieues du sud de la capitale.
« Tout cela en présence de journalistes étrangers, qui ont même vu les représentants du pouvoir bourrer les urnes. Des Destouriens avouent aujourd’hui qu’ils ont été appelés pour perturber le processus. Mais ils ne disent pas qui leur a donné cet ordre. Le Président ? Le ministre de l’Intérieur ? Wassila, l’ex première dame ? Le gouverneur ? Nul ne peut croire que Mestiri qui remplissait les salles de meeting n’a obtenu que 1 200 voix et son parti 3% de votes », se rappelle Mohamed Benour.
Pour Mohamed Bennour, ces élections tronquées où « on a volé la voix des électeurs » ont ouvert la voie à l’arrivée triomphante du président Ben Ali, qui a utilisé la même machine en 1989, au moment de la montée du parti islamiste. Puis, par la suite, lors des échéances électorales suivantes.
« Que de rendez-vous manqués avec la démocratie !», s’exclame à la fin de son récit l’ex militant de la gauche tunisienne.
Comme Mohamed Bennour, une dizaine de témoins, tant de l’opposition que du pouvoir déchu de Bourguiba et de Ben Ali, ont pris part à l’audition publique du 21 juillet pour raconter la machine à broyer la voix des électeurs de 1956 à 2010.
La revanche du vieux Président
Les violations liées à la fraude électorale représentent des dispositions particulières à la Loi organique tunisienne relative à la justice transitionnelle de décembre 2013. Aucune des législations sur la justice des pays en transition n’évoque ce sujet.
Or, le détournement des scrutins, contrairement à la torture ou à la confiscation des biens, n’est pas réprimé par la loi tunisienne. D’ailleurs le projet de loi initial relatif à la justice transitionnelle rédigé par la société civile le long de l’année 2012, puis transmis au gouvernement, qui l’a par la suite proposé à l’Assemblée nationale constituante (ANC) pour adoption, ne le mentionne pas. L’ajout a été fait à l’ANC de façon à « cibler les personnalités politiques de l’ancien régime », avait alerté en 2014 Human Rights Watch.
Sans le citer, l’organisation humanitaire internationale évoquait entre les lignes de son communiqué le cas de Béji Caied Essebsi , 90 ans, actuel président de la République, qui a longtemps occupé sous le régime de Bourguiba le poste de ministre de…l’Intérieur. Comme une revanche sur la loi relative à la justice transitionnelle, la première initiative législative du président Essebsi concernera le projet de loi sur la réconciliation économique et financière qu’il soumettra au Parlement moins d’une année après son accès au pouvoir. Ce projet qui s’oppose à la révélation de la vérité sur la corruption a été taxé par plusieurs ONG, de tentative d’affaiblir l’IVD.
C’est dans cette ambiance de tensions qu’ont été inaugurées les premières auditions publiques les 17 et 18 novembre 2016. Dix ont déjà eu lieu sur les vingt promises par la présidente de la commission vérité, la si polémique Sihem Ben Sedrine, journaliste dissidente au temps de l’ex président Ben Ali.