La politique de la France en Syrie ne peut être gouvernée que par quatre objectifs à moyen terme.
- Le premier est la fin de la guerre d’extermination qui y est conduite, tant par le régime d’Assad que par les groupes terroristes islamistes.
- La deuxième est l’atténuation de la menace terroriste pour l’Occident, liée tant à l’existence de foyers extrémistes qui le menacent directement (État islamique, groupes liés à Al-Qaeda), qu’aux massacres commis par le régime. Cette menace n’est pas qu’à court terme, mais bien à moyen et long termes : l’absence d’intervention de l’Occident contre le régime Assad ne peut que nourrir le ressentiment à son encontre, sans parler de la génération d’enfants privés d’éducation et proies faciles pour les extrémistes.
- Le troisième objectif consiste à donner un signal sans ambiguïté à l’encontre de puissances (Russie et Iran) dont l’intervention en Syrie est aussi un moyen plus large de déstabilisation des normes, des règles et des institutions internationales.
- Le quatrième est le rétablissement dans la région, d’un pays stable et démocratique. L’Occident a le devoir de favoriser, au nom de ses valeurs, les pays dont le peuple a choisi pacifiquement un régime conforme à ses principes de liberté.
Ceci étant posé, je souhaite répondre ici à onze questions auxquelles une mauvaise réponse ne peut que conduire à des errements de politique étrangère.
1. Le départ d’Assad s’impose-t-il et quand ?
Le sujet du départ d’Assad a nourri depuis longtemps les polémiques sur notre position à l’égard du dossier syrien. François Hollande en avait fait un préalable tandis qu’Emmanuel Macron (qui a condamné les crimes de guerre commis par le régime pendant la campagne et indiqué que ses responsables devaient être jugés) s’y refuse, tout en apportant son soutienà l’opposition démocratique syrienne.
Cette position a suscité des interrogations en France, auprès de l’opposition syrienne et dans le monde. Sur le principe, il est impossible de considérer qu’Assad puisse être une solution, même à titre transitoire, car cela serait absoudre les crimes les plus graves du XXIᵉ siècle. Cela serait un signal désastreux envoyé à la communauté internationale et c’est totalement inacceptable pour le peuple syrien martyrisé. Ce ne serait pas davantage garantir la stabilité de la Syrie : le cynisme ici n’est pas du réalisme.
Doit-on attendre qu’Assad soit parti pour commencer les discussions, voire les négociations ? En attendant de rétablir un autre rapport de force, on peut sans doute y consentir mais à deux conditions : (1) rappeler systématiquement notre position sur ses crimes et leur nécessaire jugement ; (2) énoncer clairement qu’il ne saurait faire partie de la transition.
2. Parler de remplacement relève-t-il d’une politique dite de changement de régime ?
La politique dite de regime change a été souvent vitupérée comme néo-conservatrice. Cette école de pensée américaine a eu son « heure de gloire » sous la présidence de George W. Bush. On l’a accusée d’avoir conduit au désastre en Irak, et il en va de même pour l’intervention française de 2011 en Libye. Très différentes, ces interventions ont conduit à une instabilité dans ces deux pays. Dans les deux cas, le jour d’après n’a pas été pensé et préparé.
Le cas syrien est totalement différent et toute comparaison avec l’Irak et la Libye relève de l’ignorance. C’est d’abord la majorité du peuple syrien qui demande le départ d’Assad, non pas les Occidentaux. Certes, Hussein comme Kadhafi ont commis des crimes abominables, mais ce qui s’est passé pendant les six ans de guerre en Syrie est sans commune mesure.
Au-delà de la volonté du peuple, il s’agit beaucoup moins d’un changement de régime voulu par l’Ouest pour des raisons politiques, que d’une mise en conformité avec les règles du droit pénal international. La France doit rester aux côtés de ceux qu’Emmanuel Macron appelait les « combattants de la liberté ».
3. Existe-t-il un remplaçant possible d’Assad issu de l’opposition syrienne ?
Lors des processus de transition démocratique post-période autoritaire ou post-guerre civile, il existait parfois des dirigeants naturels et connus (Gandhi, Mandela, V. Havel, Aung San Suu Kyi, voire le de Gaulle de 1944), parfois non. Ce dernier cas de figure advient quand la répression a été d’une brutalité inouïe et que certains des dirigeants futurs potentiels ont été assassinés, ou bien quand l’opposition est trop divisée. Les deux situations sont constatées en Syrie.
Le préalable à de tels efforts consiste dès lors à dire que l’on fera partir le dirigeant syrien et que l’on aidera l’opposition syrienne démocratique à choisir l’un des leurs. Ce processus de choix appartient aux Syriens seuls, mais l’Occident doit nécessairement aider.
4. La lutte contre Daech est-elle la priorité en Syrie ?
Qu’il faille éradiquer Daech et les autres mouvements terroristes islamistes n’est pas une option mais une nécessité. Or, si l’on entend effectivement s’y consacrer, il ne faut pas se tromper d’alliés et d’adversaires. Ni le régime, ni la Russie, si l’Iran ne sont des alliés dans cette perspective.
Non seulement ils n’ont guère combattu Daech, mais le régime a aidé l’organisation. De plus, la principale source de terrorisme en Syrie même est le régime. Si la lutte contre Daech est une priorité, nulle politique étrangère ne saurait se résumer à la lutte contre le terrorisme.
5. Les bombardements chimiques du régime : la ligne rouge principale ?
Lorsque le président de la République a fait des bombardements chimiques une ligne rouge, il a marqué les esprits. Ce type d’armes est condamné par les traités internationaux et le régime syrien avait déclaré s’en être séparé (il avait une fois de plus menti). Ces lignes rouges avaient déjà été posées par le président Obama, et une large fraction de la communauté internationale l’avait blâmé pour son inaction, alors que cette ligne avait été à nouveau franchie.
L’affirmation d’Emmanuel Macron est donc essentielle à deux titres : d’abord, parce la France pourrait s’engager unilatéralement, ce qui marque une différence majeure par rapport au gouvernement précédent ; ensuite, parce qu’elle marque une volonté de mettre l’action en conformité avec le droit. En même temps, cette ligne mériterait d’être complétée.
Premièrement, depuis que cette déclaration a été faite, plusieurs attaques chimiques pourraient avoir été déclenchées, mais sans susciter d’intervention à ce jour, en raison, semble-t-il, de l’absence de preuves internationalement valides. Il faudrait pouvoir déclencher une rétorsion sur la base d’un faisceau d’indices suffisant, car de nouvelles attaques pourraient être préparées.
Deuxièmement, quand bien même les attaques chimiques ont un « statut » différent en droit international, les attaques par le biais de barils d’explosifs, de frappes aériennes, sans parler des exécutions sommaires et des tortures dans les prisons ont été incroyablement plus meurtrières. Ne doit-on pas en faire désormais des lignes rouges, afin de faire respecter la responsabilité de protéger ?
6. L’accès aux couloirs humanitaires : comment en faire une ligne rouge ?
L’autre ligne rouge essentielle d’Emmanuel Macron, probablement la plus difficile à mettre à appliquer, est l’accès des secours aux couloirs humanitaires. Or, force est de constater que, depuis sa déclaration, plusieurs zones restent inaccessibles.
Il conviendra donc que la France agisse rapidement, sauf à perdre toute crédibilité. Comment cela se peut-il ? Si l’on exclut l’envoi (franchement déraisonnable) de troupes au sol, cela passe nécessairement par des frappes aériennes, soit de la France seule, soit en coordination avec certains de nos alliés (ce qui est assurément préférable), contre les forces qui l’empêchent. Cela repose dès lors la question des zones de non-survol.
7. Des zones de non-survol sont-elles encore possibles ?
De telles zones ont été régulièrement proposées depuis le début de la guerre, mais ont toujours été refusées par les autorités politiques, notamment américaines. Encore à la fin de l’année dernière, le général Petraeus avait proposé une telle solution, alors que beaucoup prétendaient qu’elle était devenue particulièrement risquée depuis le déploiement permanent des forces russes en Syrie et du fait du renforcement des groupes liés à l’Iran.
Pour le dire clairement, l’établissement de telles zones consisterait en une riposte automatique contre tout avion ou hélicoptère militaires qui décollerait. Il s’agit ni plus ni moins que d’un bras de fer pour le contrôle du ciel aérien.
Les adversaires de cette solution estiment qu’elle présenterait des risques majeurs d’escalade en cas de bataille aérienne entre deux avions de camps différents, a fortiori si l’un est abattu. Le risque, parfois évoqué, d’une troisième guerre mondiale relève toutefois de la fiction.
8. Est-il irresponsable de songer à une intervention militaire en dehors de l’ONU ?
Jusqu’à présent, l’ONU a été paralysée par les huit vetos opposés par la Russie (et six fois par la Chine) à toute condamnation du régime et à toute mesure de rétorsion. Les puissances occidentales ont également refusé, pour d’autres raisons, de faire jouer à l’encontre de la Russie l’article 27.3 de la Charte des Nations unies, qui dispose qu’une puissance partie à un conflit s’abstient de voter au Conseil de Sécurité.
Certes, personne ne peut envisager avec légèreté une intervention en dehors de ce cadre, mais ce refus conduit à miser exclusivement sur une diplomatie qui a échoué. Au demeurant, tant François Hollande qu’Emmanuel Macron ont clairement envisagé une action non décidée par le Conseil de Sécurité. Dans le contexte du projet russe qui vise, parallèlement à ses objectifs propres en Syrie, à détricoter le système international, il paraît difficile d’y renoncer a priori.
9. La France doit-elle et peut-elle inciter à une européanisation du processus de paix ?
L’Union européenne a été, jusqu’à présent, la grande absente du drame syrien. Par la voix de sa Haute Représentante, l’UE a certes semé quelques jalons pour être présente lors de la reconstruction. Mais que vaudrait une reconstruction, tant que le régime destructeur d’Assad resterait en place ? Et est-ce à l’Union européenne de prendre en charge la reconstruction d’un pays dévasté par d’autres puissances étrangères ?
L’arrivée d’Emmanuel Macron à la tête de la France et son engagement européen constituent une chance pour que l’Europe devienne plus active dans le dossier syrien, notamment dans les négociations internationales. Il n’est point fortuit que le président français ait d’ailleurs clairement dit, lors du G7 de Taormina, qu’il était inconcevable de laisser la Russie, l’Iran et la Turquie maîtres du jeu en Syrie. Il lui reste à pousser dans cette direction et à opposer à la Russie un autre ordre du jour que le sien.
10. Y a-t-il quelque chose à discuter avec la Russie à propos du dossier syrien ?
« La Russie, acteur incontournable en Syrie » est devenu un mantra. De fait, l’inaction des États-Unis et de l’Europe a laissé le champ libre à la Russie (et à l’Iran), qui a fini par y devenir la puissance qui y donne le la voix. Sauf à imaginer (ce qui paraît aujourd’hui irréaliste) qu’on puisse chasser les forces du Kremlin de Syrie, une discussion avec la Russie s’impose. Toutefois, celle-ci repose sur trois conditions.
- Le renvoi d’Assad n’est pas négociable.
- Toute solution devra s’accompagner d’une « surveillance » par des forces internationales, l’armée russe et les milices soutenues par l’Iran devant donc quitter le pays.
- En amont, nulle discussion ne pourra aboutir si les puissances occidentales n’ont pas démontré leur résolution à intervenir militairement en cas de reprise des massacres contre les populations civiles et la résistance démocratique syrienne.
11. Peut-on imaginer à terme un processus du type « vérité et réconciliation » en Syrie ?
Cette question est certainement la clé pour l’avenir. Mais l’immensité des crimes commis par le régime et les groupes islamistes exclut vraisemblablement un processus interne immédiat, dont on doit craindre, s’il n’est pas encadré, qu’il se traduise par une « justice » expéditive.
Les crimes principaux ont commencé à être bien documentés, mais le travail devra se poursuivre au sein de la Cour pénale internationale ou d’un tribunal ad hoc. Tout accord international devra statuer sans ambiguïté sur ce point.
Cet article a précédemment été publié par The Conversation