OPINION

Les limites des analyses ethniques des conflits en Afrique

Les limites des analyses ethniques des conflits en Afrique©Albert Gonzalez Farran / AFP
Sixième anniversaire de l'indépendance du Soudan du Sud, le 9 juillet 2017, à Juba.
5 min 56Temps de lecture approximatif

« L’ethnie tue ! » C’est du moins ce que laissent entendre de nombreuses analyses des guerres en Afrique.

Nous avons tous en tête, le génocide rwandais, qui opposait deux ethnies : les Hutus et les Tutsis. D’avril à juillet 1994, entre 500 000 et 1 million de Rwandais périrent (800 000 selon l’ONU). En France, très tôt, ce conflit a fait l’objet de controverses. Pour le rôle qu’aurait pu jouer la France, mais surtout sur l’interprétation des causes du génocide.

La lecture ethnique est très rapidement venue se confronter aux lectures plus complexes sur les causes sociologiques, politiques, historiques et régionales du génocide. Selon cette première lecture, les Tutsis et les Hutus seraient destinés à s’affronter, et les massacres seraient le résultat d’une opposition raciste héréditaire et pratiquement constitutive de l’ADN des Rwandais, et plus largement, des Africains, condamnés aux tueries et aux barbaries spontanées sans dimension politique ni instrumentalisation.

Cette lecture n’est pas réservée uniquement aux conflits africains, mais l’explication ethnique se trouve être plus répandue concernant cette région du monde. Ainsi, à la veille des élections présidentielles kenyanes prévues le 26 octobre, le pays semble plus divisé que jamais par les ressentiments ethniques.

L’ethnie, une réalité et un vecteur

La littérature sur le lien entre ethnie et conflit est très riche, et de nombreuses controverses ont opposé les analystes. Pour les uns, le continent africain serait « condamné » aux affrontements ethniques, et pour les autres, les ethnies n’existent pas et ne seraient que des groupes artificiels créés à des fins de manipulation ou de domination politique, notamment par le colonisateur.

Nous ne nions pas l’existence d’« ethnie », au sens d’une « identité » distincte d’un autre groupe. En revanche, il est aisé de démontrer que l’ethnie n’est pas une cause unique de conflit. Si tel était le cas, tous les groupes ethniques du monde seraient perpétuellement en conflit, alors que la plupart du temps, ils vivent paisiblement côte à côte. Donc, l’ethnie seule n’est pas une cause de conflit. Cela ne veut pas dire que les appartenances identitaires ne sont pas cruciales, dans la guerre. Elles peuvent même très certainement venir alimenter le conflit.

Pour Paul D. Williams, les analystes doivent s’intéresser à l’« ethnie plus », c’est-à-dire chercher les causes additionnelles aux conflits. L’ethnie n’est qu’un vecteur. Ce qui apparaît à première vue comme des combats entre ethnies est bien souvent entièrement lié à des luttes entre les élites, pour la puissance politique ou matérielle. Ainsi, au Soudan du Sud, le conflit était au départ une opposition entre élites pour l’accès au pouvoir, avant de se cristalliser sur l’appartenance ethnique et une opposition entre Dinka et Nuer. Ce conflit est devenu effectivement un conflit semblant de nature ethnique, mais sa cause est bien plus complexe.

Difficultés de gouvernance

Parmi les causes des conflits, l’on retrouve ainsi les manipulations politiques, les crises politiques (assassinats politiques, entre autres), les crises économiques, comme l’accès aux ressources ou à la terre. Ainsi, en Éthiopie, la dimension ethnique est forte dans le conflit qui oppose les Oromos et les Amharas, au régime éthiopien, mais c’est une erreur d’analyseque de réduire ces tensions à une question ethnique. Les Oromo, les Amhara et les Tigréens représentent chacun des groupes très hétérogènes.

Manifestation lors du festival Oromo, le 1ᵉʳ octobre, à Bishoftu (Éthiopie). Zacharias Abubeker/AFP

Les contestations qui ont conduit à l’instauration de l’état d’urgence, en 2016, et à la répression de l’opposition, trouvent leurs racines dans l’annonce par l’administration de la capitale Addis-Abeba d’intégrer plusieurs municipalités voisines à son plan d’extension urbaine, et donc d’empiéter sur la région Oromo. Les manifestants ne rejettent pas le fédéralisme ethnique en lui-même, mais le fait que le régime ne se soit jamais démocratisé, et que les retombées économiques ne bénéficient pas à tous.

On retrouve les mêmes difficultés de gouvernance dans d’autres pays d’Afrique. Les dirigeants considèrent l’État comme leur bien personnel et s’accaparent ainsi les ressources du pays. Le statut de président devient celui de « big man », inspiré par une stratégie d’accumulation financière, pour s’assurer une clientèle électorale dépendante. Le Kenya est un bon exemple de gouvernance dite néopatrimoniale, où l’ethnie constitue un mode de mobilisation commode pour les politiciens qui se disputent le pouvoir et les ressources attenantes à celui-ci.

Le cas du Kenya

Dans ce pays, les élections de 2007 ont conduit à la mort de 1 000 personnes et provoqué 350 000 déplacés. Les élections organisées le 8 août 2017 se sont déroulées dans un climat relativement serein. Néanmoins, la Cour suprême a décidé, le 1er septembre d’invalider les élections au regard des irrégularités de la Commission indépendante électorale. Si cette décision est une avancée démocratique notable, dans l’immédiat, la réorganisation des scrutins a radicalisé les différents camps et ethnicisé les discours.

Les racines de l’amalgame patrimonial remontent à l’histoire du pays ; la colonisation britannique s’accompagnait en effet d’une ségrégation territoriale. L’accès à la propriété foncière était défini par l’appartenance communautaire. Claire Médard l’a démontré :

« C’est bien l’existence d’inégalités matérielles et le fait que ceux qui en sont victimes les interprètent en termes ethniques alors qu’elles résultent d’un clientélisme politique, qui expliquent les violences récentes. »

Au Kenya, les hommes politiques ont joué sur les réactions identitaires, mais ce sont des enjeux économiques et fonciers qui sont la véritable source des oppositions politiques.

La question du rapport observateur-observé

On le voit, l’approche uniquement ethnique exclue toute analyse des évènements ayant conduit au conflit, et les « dépolitise ». De quoi cette lecture est-elle le symptôme ? Comment expliquer qu’elle soit particulièrement répandue dans l’étude des conflits en Afrique ?

Il semblerait qu’au-delà des classifications identitaires, l’analyse dépend du rapport entre l’observateur et l’observé. La lecture exclusivement ethnique est, en partie, héritière des travaux sur l’anthropologie de la race, élaborée à la fin du XIXe siècle. Cette littérature refuse de penser le racisme en Afrique comme une idéologie construite politiquement et socialement. L’étude de la trajectoire du concept d’« ethnie » est particulièrement éclairante.

Les Grecs opposaient les « ethnè » et la « polis ». Les sociétés, unies par la culture mais non organisées en cités-États, étaient des « ethnè ». L’ethnologie serait littéralement la science des sociétés qui sont « a-politiques » et qui, à ce titre, ne peuvent être des « sujets » de leur propre histoire. Cette définition « négative » se perpétue dans la tradition ecclésiastique, qui appelle « ethnè » les païens, par opposition aux chrétiens.

Arthur de Gobineau, théoricien des races.Inconnu/Wikimedia

C’est à partir du XIXe siècle que le critère racial est intégré. Il faut noter que cette période correspond à la domination européenne sur le reste du monde. Dans l’« Essai sur l’inégalité des races humaines » (1854), le comte de Gobineau utilise l’adjectif « ethnique » d’une façon ambiguë, le mot commençant à désigner par moment le mélange des races, et la dégénérescence qui en résulte. Si l’usage du terme « ethnie » s’est popularisé au détriment d’autres mots comme celui de « nation », c’est sans doute qu’il s’agissait de classer à part certaines sociétés, en leur déniant une qualité spécifique.

Cette qualité, dont l’absence les rendait dissemblables et inférieures aux sociétés européennes, c’est l’historicité ; et, en ce sens, les notions d’« ethnie » et de « tribu » sont liées aux autres distinctions par lesquelles s’opère le grand partage entre anthropologie et sociologie : société sans histoire-société à histoire, société préindustrielle-société industrielle, société sans écriture-société à écriture.

Jeux de pouvoir

Il convient de se méfier des explications simplistes et essentialistes où les conflits sont vus comme inhérents aux cultures africaines, déterminés uniquement par les identités. Pourtant, cette lecture continue d’être reprise et guide les commentaires sur les conflits en Afrique. Or, sur ce continent, comme partout ailleurs, l’ethnie n’est pas une réalité figée ou immuable, mais au contraire se trouve en constante évolution. Elle est le fruit d’un continuel processus d’hybridation et de sédimentation historique.

Il faut donc porter notre attention sur les jeux de pouvoir locaux, sur les relations internationales africaines, et sur l’intégration du continent au grand jeu mondial. La lecture exclusivement ethnique est extrêmement réductionniste, très spéculative et profondément fallacieuse. Les variables identitaires, plus que politiques, sont perçues comme suffisantes pour expliquer les mobilisations sociales.

 

Cet article a été publié précédemment par The Conversation