La lettre musicalisée est l’une des formes que privilégient les artistes africains. Cette forme de correspondance oralisée leur permet de « manifester » par la parole et le chant. Nous explorons ici cette façon de « penser par la lettre » car, si « l’usage de la lettre relève d’une tentative […] de transaction » et de « brouillage des codes » artistiques, en tant que manifeste, elle « s’offre comme une expérimentation […], actualise un projet [et] met en pratique une nouvelle écriture, une nouvelle forme d’art […] ».
Des formes diversifiées
Les lettres prennent diverses formes en fonction des titres, de la syntaxe musicale et de la mise en scène évoquant un dialogue ou la situation d’écriture d’une correspondance.
La première forme concerne les lettres qui portent explicitement cette mention dans leurs titres. Les chanteurs y interpellent le destinataire par son nom, par sa fonction, etc. Ces lettres peuvent aussi correspondre à la forme oralisée de la circulaire lorsqu’elles ont plusieurs destinataires comme dans la « Lettre ouverte aux présidents d’Afrique ».
La seconde forme renvoie à l’ensemble de lettres qui ne comprennent pas la mention de « lettre » dans leur titre, mais qui, obéissant aux mêmes critères que la forme précédente, se caractérisent par l’impératif, ou par des titres génériques, thématiques etc.
Quels genres musicaux ?
Les principaux genres sont ceux qu’on identifie généralement comme des genres d’engagement (rap, Zouglou, reggae).
Mais la lettre peut aussi être associée à d’autres genres comme la chanson, le zaïko, la rumba congolaise, le slam, l’adaptation musicale (les mises en chanson du film Le crocodile du Botswanga par l’artiste One Vision et de la dernière lettre de Patrice Lumumba à son épouse par Lord Ekomy Ndong), la comédie chantée, la webcomédie, le zouk. On retrouve aussi le manifeste rapé dans « Manifesto Eleitora » du « raptiviste » francophile angolais Luaty Beirão.
La lettre musicale rassemble plusieurs autres genres artistiques. Si les genres contestataires occupent une place de choix, les genres divertissants contribuent aussi à dénoncer. Mais certains artistes comme Koffi Olomidé utilisent la lettre musicale pour faire l’éloge des présidents ; Patience Dabany, épouse de l’ancien chef d’État du Gabon et mère de l’actuel président dudit pays, rend compte dans ses chansons de la défense et de la protection familliale, maternelle.
La danse et la musique n’enlèvent donc pas la dimension éthique ou pédagogique de ces chants puisqu’il existe, selon Amadou Hampâté Bâ, un lien indissociable entre ces aspects dans la poésie chantée africaine : « Dans la musique africaine […], c’est le danseur qui guide la musique, c’est lui qui règle la musique selon qu’il est actif ou passif, la musique le suit ». Alors qu’on pourrait croire que la danse et la musique invalideraient le message dont ces lettres sont porteuses, celles-ci le renforcent au contraire en y apportant un rythme vivant.
Des contextes de production précis
Généralement, la production de ces titres est liée à l’actualité, à un contexte de transition électorale, de crise politique et socio-économique.
La période préélectorale est souvent suivie de productions par lesquelles les artistes marquent leurs soutiens au président sortant, expriment leurs attentes au futur président, ou encore exigent du président-candidat qu’il quitte le pouvoir.
Dans la production musicale des périodes postélectorales, souvent synonymes d’émeutes et de contestation des résultats par les opposants, les artistes demandent au président élu de respecter son programme ou d’admettre sa défaite.
Le cinquantenaire des indépendances en Afrique et le discours de Nicolas Sarkozy à Dakaront également joué un grand rôle dans la production de certains artistes : on le voit avec « 50 ans de dépendance » de Smockey et « Questions noires » de Lord Ekomy Ndong.
La parole-manifeste est aussi énoncée pour dénoncer la gabegie, la dictature, le tribalisme, le chômage, les arrestations et assassinats arbitraires des opposants, la dégradation des mœurs etc. La politique néoimpérialiste française en Afrique, le rôle des multinationales françaises et l’irresponsabilité des présidents africains sont présentés comme les facteurs qui favorisent paupérisation et gérontocratie. Les titres « Mister Zero », « Fils d’un prolétaire », ou « Président des pauvres » en sont l’illustration.
Ainsi, si ces lettres sont avant tout un art qui manifeste, elles rendent surtout compte de l’existence d’un macro-discours et d’un « grand récit » africain. L’engagement des artistes de différents pays (Angola, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Gabon, Guinée Conakry, Mali, Mauritanie, République du Congo, République Démocratique du Congo, Sénégal, Togo) en traduit la prégnance. Les collectifs d’artistes nationaux – « Y’en a marre » au Sénégal, « Le balai citoyen » au Burkina Faso, les « patriotes » en Côte d’Ivoire – et internationaux jouent un rôle prépondérant dans le jeu démocratique. À travers son label Zorbam production, Lord Ekomy Ndong crée un réseau et produit notamment les lettres aux présidents de Lestat XXL au Gabon et de Martial Panucci au Congo Brazzaville. Ces artistes et producteurs forment aussi une force politique de contestation, cependant, d’une manière générale, ils n’offrent pas d’alternative politique.
Communication tronquée et non-communication
L’échange par lettre est ici mis en échec. En effet, les artistes « expéditeurs » qui produisent ces discours n’obtiennent pas de réponse verbale de la part de leurs destinataires, mais sont parfois censurés, envoyés en prison ou poussés à l’exil. L’action est donc la réponse donnée au langage verbal – le président camerounais Paul Biya, en réponse au rappeur Valsero, promettait 25 000 postes à la jeunesse.
La tentative d’échange verbale initiée par l’artiste aboutit donc à une « non communication » discursive car elle n’est suivie que de silence ou d’une réaction sous forme d’actes. Face à ce refus de dialogue, les dirigeants reçoivent d’autres sommations comme dans « Réponds » de Valsero et « Le recommandé : 2e lettre au président » de Billy Billy.
Mais les réponses, subversives, viennent au contraire de la part d’autres artistes qui réagissent principalement sur les réseaux sociaux ou sur les plateformes numériques audiovisuelles. Elles viennent critiquer l’artiste ou la lettre à laquelle ils répondent : un groupe de comédiens conduit par Moustik Karismatik répond aux lettres de Valsero dans « Réponse du Président à Valsero » et « Lettre au petit » ; un autre rappeur riposte à la lettre de Billy Billy ; un comédien comme Adama Dahico chante et joue ses pièces en se mettant dans la peau d’un président. Ces échanges entre artistes correspondent à la « communication tronquée qui sert les parties au pouvoir ».
Une esthétique de la monstruosité
Du point de vue de la représentation, l’esthétique du masque ou de la « zombification » domine. Les artistes emploient à plusieurs reprises les termes « vampire », « sorciers » et portent dans le même temps des masques, des déguisements, à défaut de frotter du kaolin et de l’argile sur le visage et le torse. Le rappeur camerounais Valsero définit cette esthétique comme une dialectique de la momification de la raison, de la spectralisation de la société. Mais elle se rapporte aussi à « la violence psychologique » résultant d’un « mélange de “démocratie, de dictature et de monarchie” » et de la « zombification accentuée par l’occident ». Cette esthétique est donc, pour l’essentiel, une esthétique de la paranoïa où la tyrannie des forces invisibles et des puissances occultes hantent la société.
Du point de vue de la rhétorique, le discours injonctif est marqué par l’impératif. La voix est notamment tremblotante lorsqu’elle évoque la supplication, subversive dans la comédie tandis que le flow se fait violent lorsqu’il s’agit de dénoncer avec vigueur. L’usage de l’onomatopée permet non seulement « d’enchaîner » les paroles, mais aussi, dans une forme de patchwork, de se moquer et d’indexer le destinataire. La règle est aussi à la prétérition – « On ne parle pas de toi, on cherche les vrais noms de la République… » ; au mot-valise ou au nom-valise dans les titres « sassouffit » et « sassoule » en référence au nom du Président Sassou Nguessou ; à la métonymie dans « Odjuku », un surnom attribué au président Ali Bongo au nom de ses prétendues origines nigérianes.
Du point de vue de la technique et de la technologie, le sampling ou l’appropriation prédominent. Dans l’album Roots (Présidents Africains) de Didier Awadi, l’artiste intègre non seulement des échantillons des discours des présidents africains et des leaders afro-américains, mais aussi des images, des rythmes, des proverbes et plusieurs allusions aux formes artistiques du continent. Cette technique permet d’affirmer un positionnement à la fois idéologique, politique et esthétique. Ce mode de composition par emprunt exprime, in fine, une situation socio-politique qui n’aurait pas assez évolué depuis les indépendances, tandis que l’hybridation de genres musicaux africains et occidentaux situent cette production dans la « musique-monde ».