Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) aura prononcé son dernier verdict contre Ratko Mladic le 22 novembre. Après près de 25 ans d’enquêtes et de procès, et la condamnation de 83 responsables pour les guerres en ex-Yougoslavie, le TPIY fermera ses portes le 31 décembre 2017. Son procureur, Serge Brammertz, est revenu pour Justice Info sur l’héritage légué par ce premier tribunal international créé après les procès de Nuremberg et Tokyo.
Justice Info : Quel regard portez-vous sur l’héritage du Tribunal ?
Serge Brammertz : Malgré tous les problèmes que nous rencontrons aujourd’hui en ex Yougoslavie - la glorification des criminels de guerre et le déni des crimes - je pense que la situation serait encore pire s’il n’y avait pas eu le Tribunal. Nous avons des millions de pages, de témoignages, de preuves, qui donnent la vérité du conflit en ex-Yougoslavie. Ce sont des informations que ceux qui essaient de réécrire l’Histoire ne peuvent pas ignorer. Et concernant les responsables, je crois que s’ils n’avaient pas été poursuivis et condamnés, leur impact sur les sociétés en ex-Yougoslavie aurait été encore plus important. La poursuite pour les crimes commis est vraiment un point de départ pour donner une chance à la réconciliation.
JI : Vous parlez de glorification des criminels de guerre ?
On voit malheureusement que parmi les nouvelles générations, il y a une attitude de haine, là où on aurait pu espérer que la génération actuelle des hommes politiques allait dire l’inverse : plus jamais ça, plus jamais une guerre. Mais au contraire, on essaie de glorifier l’attitude de criminels de guerre. C’est difficile d‘imaginer qu’un criminel de guerre condamné en Allemagne pourrait voir aujourd’hui un bâtiment universitaire à son nom, c’est pourtant le cas de Radovan Karadzic, condamné à 40 ans de prison. Il y a quelques mois, le ministre de l’Education de la Republika Srpska (RS) a dit qu’il voulait bannir des livres d’histoire toute référence au siège de Sarajevo et à Srebrenica, et le président de la RS a dit que ‘ce serait une bonne chose, car cela n’a jamais eu lieu’. Face à cela, il est important d’avoir toute cette documentation. Récemment, le général Lazarevic a été nommé professeur à l’Académie militaire, et le ministre de la Défense a dit qu’il n’y avait plus aucune raison d’avoir une quelconque gêne par rapport aux actes du passé. C’est un retour en arrière, et je souhaiterai beaucoup voir la communauté internationale réagir, parce qu’en tant que citoyens européens, je ne crois pas qu’on puisse le tolérer. J’ai essayé d’expliquer à plusieurs reprises, que c’est une chose d’avoir des soldats qui se battent contre des soldats, mais que s‘il y a les Conventions de Genève, c’est pour donner un tout petit peu d’humanité à un conflit. Toutes les personnes qui ont été condamnées par ce Tribunal ont été condamnées parce qu’elles ont assassiné des prisonniers, toléré que leurs soldats violent des femmes, accepté que leurs tireurs d’élite tuent des enfants qui jouaient à Sarajevo, abattu des vieilles personnes qui ne pouvaient fuir assez rapidement. C’est ça les différents crimes pour lesquels des personnes sont poursuivies et condamnées, et il n’y a rien d’héroïque, évidemment, à cette attitude. Mais c’est très difficile de faire passer cette idée-là.
JI : Certains ont accusé le Tribunal de prendre parti, d’être antiserbe, qu’en pensez-vous ?
A des degrés différents, des crimes ont été commis par toutes les parties au conflit. Et je crois que les statistiques du Tribunal reflètent la réalité des responsabilités. Mais il est clair que des dossiers n’ont pas pu être menés à bien, à cause du décès des personnes concernées ou des acquittements. Certains acquittements nous ont rendus très malheureux. Je pense aux affaires Gotovina, Perisic. Deux acquittements en appel, auxquels je ne m’attendais vraiment pas. Nous ne sommes qu’une partie au procès, en tant que procureur, mais cela a beaucoup nuit à la perception du tribunal.
Mais je voudrais dire que ce n’est pas le rôle du tribunal d’écrire l’histoire du conflit. Nous n’avons pas une photographie complète, nous avons travaillé sur des événements du conflit. Pour nous, la collecte d’éléments matériels est destinée à établir la réalité du crime et le présenter à l’audience. Pour Srebrenica par exemple, il a été avancé par beaucoup d’équipes de défense, que les personnes dans les fosses communes étaient des combattants. Heureusement, nos équipes sur le terrain on fait un travail de terrain, de légistes, pour démontrer que quelqu’un qui a les mains liées dans le dos et a une balle dans la nuque n’a pas été tué pendant le combat. Nous avons 10 millions de pages sur les crimes commis en ex-Yougoslavie. Et nous avons aussi donné un accès à ces documents aux procureurs de l’ex-Yougoslavie, où les procès de criminels de guerre se poursuivent.
JI : A l’heure où le Tribunal s’apprête à fermer ses portes, quelle est la situation de la coopération judiciaire avec les pays de l’ex-Yougoslavie ?
Si on a aujourd’hui un système judiciaire qui fonctionne, des magistrats spécialisés dans la poursuite des crimes de guerre, c’est certainement aussi le résultat de l’existence du Tribunal. Dès que je suis arrivé, j’ai rencontré les magistrats de la région. Ce dont ils avaient besoin, c’était l’accès à l’information. Rien que l’année dernière, 120 000 pages ont été utilisées dans les procédures nationales.
Il est évident que les différents gouvernements ont aujourd’hui une approche beaucoup plus nationaliste par rapport à la justice internationale. Le principal problème est la coopération entre les pays de l’ex-Yougoslavie. Il y a des jugements envoyés pour exécution à Belgrade, des individus condamnés à Sarajevo, partis en Serbie, mais la Serbie n’extrade pas ses nationaux, comme d’ailleurs aucun pays de la région. Il n’y a manifestement pas de volonté. En Croatie, le gouvernement précédent a pris une décision pour ne pas exécuter les demandes d’entraide judiciaire mentionnant ‘l’entreprise criminelle commune’, voir toute référence au régime en place pendant la guerre. Je trouve inadmissible qu’un pays de l’Union européenne prenne la décision politique d’interdire ses propres autorités judiciaires de coopérer dans certaines catégories de dossiers. C’est à l’autorité judiciaire de faire son travail, et s’il y a des problèmes de qualification juridique, les magistrats feront leur travail, mais on ne peut, politiquement, interdire la coopération dans certains dossiers.