Urgent : Le TPIY confirme 25 ans de prison contre l'ex-dirigeant des Croates de Bosnie, Jadranko Prlic
C’est le dernier verdict du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie avant qu’il ne ferme ses portes dans quelques semaines. Les six accusés ont déjà été jugés une première fois par le TPIY en 2013 et condamnés de 10 à 25 ans de prison pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité correspondants à 26 chefs d’accusations, dont les chefs de persécution, d’assassinat, de viol, d’expulsion, d’actes inhumains, de violences sexuelles...
Jadranko Prlic, un brillant intellectuel devenu criminel de guerre
Ces six hauts responsables de la République autoproclamée de Herceg-Bosna (« la Croatie bosniaque ») sont maintenant jugés en appel. Le principal accusé est Jadranko Prlic, un brillant économiste, naguère professeur invité aux Etats-Unis avant de devenir Premier Ministre de cette République jamais reconnue. Après la paix de Dayton qui mit fit à la guerre en Bosnie-Herzégovine, il fut même nommé de 1996 à 2001, ministre des affaires étrangères de ce pays. Avec ses cinq autres co-accusés, ils sont accusés durant la guerre de 1993 d’avoir voulu chasser définitivement les Musulmans et les Serbes de la région en Herzégovine qu’ils contrôlaient à l’aide de leur milice armée, le HVO, et d’avoir mis sur pied un réseau de sinistres centres de détention.
Le verdict rendu le 29 novembre par la Chambre d’appel du TPIY a une résonance particulière moi, car en septembre 1993, journaliste pour Libération et le Nouveau Quotidien, j’ai pénétré avec des délégués du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) dans l’un des plus terribles camps de détention de l’ex-Yougoslavie, celui de Dretelj.
Ce camp, dont il est largement question dans le jugement de 2013 du TPIY, était administré par le HVO. Sur pression des Etats-Unis, de l’Allemagne et du Vatican, le gouvernement croate de Zabreb obtint que le CICR puisse libérer une partie des mille à deux mille prisonniers du camp de Dretelj. C’est dans ces conditions que j’accompagnais le 19 septembre 1993 et les jours suivants une équipe de délégués du CICR. Ce furent des journées terribles. Le médecin du CICR cauchemardait de s’imaginer en docteur Mengele, obligé de procéder à une sélection humaine et décider qui serait libéré et qui serait condamné à demeurer dans ce sinistre camp.
Je me souviens comment nous avions apporté des balances et des mètres pour peser et mesurer les prisonniers dans la cour du camp pour identifier les plus faibles afin de demander leur libération. La plupart des prisonniers étaient entassés dans un hangar, les uns sur les autres, plongés en quasi-permanence dans la pénombre. C’est pendant ces jours que je compris la déchirure que constitue une guerre civile dans le tissu social. Gardiens et prisonniers avaient parfois été copains d’écoles. Ils avaient grandi et joué ensemble. L’un des responsables du camp connaissait les prisonniers qui « avaient de la valeur » - souvent de la famille à l’étranger prête à payer -, espérant les monnayer au prix fort contre une promesse de libération.
Monnayer les prisonniers
Le jugement du TPIY de 2013 dans l’affaire Prlic raconte la surpopulation, la faim, la soif, les humiliations, les mauvais traitements qui conduiront à la mort de deux détenus et trois autres qui seront tués par des policiers militaires qui tirèrent au hasard dans le hangar où les prisonniers étaient enfermés. Le jugement raconte aussi que les détenus qui ne mangeaient pas suffisamment rapidement leur maigre ration devaient s’allonger sur l’asphalte brûlant et se rouler par terre sans chemise. Malgré tout, le jugement, dans sa froide et clinique description, ne peut rendre compte de l’atmosphère sinistre et de peur qui régnait dans le camp, ni de l’odeur pestilentielle du hangar, du surpeuplement et des corps émaciés, alors que l’on entendait les tirs dans le lointain…
Vingt-quatre ans après les faits, la justice internationale rend donc son verdict final. Pendant le premier procès qui s’était tenu entre 2006 à 2013, la Chambre avait versé au dossier 10.000 pièces, entendu plus de 200 témoins, produit un jugement de 2629 pages. Cette mobilisation de moyens reflète toute l’ambition, mais aussi toute l’ambiguïté de la justice pénale internationale. Cette guerre et les atrocités qui furent commises par tous les camps devaient être connues. Mais qui lira ces 2629 pages écrites dans une langue juridique ? Et qui lira le jugement qui sera rendu aujourd’hui ? Comment passer de la connaissance réservée à quelques experts à la reconnaissance publique ? L’aspiration de ceux qui avaient rêvé de créer le premier tribunal pénal international était qu’il contribue à l’instauration de la paix et à la réconciliation. Les armes se sont tues en Bosnie-Herzégovine en 1995 avec les accords de Dayton. Mais la paix reste froide et les guerres de la mémoire demeurent toujours aussi vives, alors que les nationalismes en Bosnie, en Croatie, en Serbie et au Kosovo ne se sont jamais si bien portés.
Extrait de l’article paru 19 octobre 1993 dans Libération et le Nouveau Quotidien
Pierre Hazan, envoyé spécial
Sélection humaine dans un camp de prisonniers
Camp de Dretejl (Herzégovine, territoire sous contrôle croate), le 19 septembre. Quatre land-cruiser se garent devant l’une des prisons les plus terrifiantes du conflit bosniaque. Arborant leur badge, une dizaine de délégués du CICR en descendent et pénètrent dans cette ancienne caserne de l’armée yougoslave.
De retour du front, la kalachnikov encore fumante, des soldats croates du HVO les regardent passer sans aménité. Quelques voitures déglinguées dans la cour de la prison, trois toilettes ouvertes à tous les vents, des barbelés et l’inscription « attention mines » : c’est Dretejl. Beat, le médecin du CICR, conduit l’opération. Il vient de renoncer à un poste prestigieux dans la chimie bâloise pour retrouver l’idéalisme de sa jeunesse. Pourtant, sa mission aujourd’hui lui donne des hauts le cœur : il doit sélectionner les 500 plus faibles détenus pour une libération anticipée.
Enfermé dans un tunnel obscur à l’odeur rance, Alija, comme ses 1500 compagnons de captivité, ne sait pas que son sort est en train de se jouer. Après 50 jours de détention, il pèse 50 kg pour 1.78 mètre. Titubant, clignant des yeux à la lumière, Alija et ses camarades sortent de leur trou. Sans réaction, ils obéissent aux instructions : enlever les chaussures, tendre la carte de prisonnier établie par le CICR, monter sur la balance, se faire mesurer : Izet, 1.72 m, 54 kg, Hasan, 1.80 m, 59 kg, Souad, 1.76 m, 55 kg… La plupart ont perdu 20, 30 kg, parfois même plus.
Pour déterminer les plus faibles de cette cohorte de miséreux, Beat a opté pour le Body Mass Index : le poids de chaque détenu moins deux kilos de vêtements, divisé par la hauteur au carré. Résultat : 6.7% sont en danger de mort (BMI inférieur à 16), 55% souffrent de malnutrition sévères (BMI entre 16 et 20) et le dernier tiers est juste en dessus.
Mostar (territoire sous contrôle croate), 20 septembre. Cela fait une semaine qu’une employée du CICR a été enlevée avec sa mère par des soldats. Depuis, aucune trace. Sur fond de fusillades et de tirs au mortier, l’une de ses collègues, musulmane aussi, explique « qu’avec la nuit, vient la peur ». Elle-même a préparé un petit sac, au cas où elle devrait disparaître, emmenée par l’armée croate, ou pire par des « irréguliers ».
Camp de Dretelj, 21 septembre. Le jour de la libération anticipée des 500 prisonniers est arrivé. Une douzaine de bus portant de grands drapeaux du la Croix-Rouge sont montés depuis Split. Mais une fois de plus, tout va dérailler. Loin des diplomates de Zagreb, Perica Pusic, chef de la commission locale d’échange croate, ex-chef de vente d’un petit magasin de Mostar, ne veut rien savoir de l’accord signé par Mate Granic, vice-Premier ministre de Croatie et de Jadranko Prlic, Premier ministre de l’autoproclamée « République de Herceg-Bosnia » (la Croatie bosniaque). Petit potentat local, Pusic marchande chèrement ses prisonniers. Une pratique de souk utilisée par tous les belligérants de l’ex-Yougoslavie. Cette fois, Pusic a décidé de garder 106 prisonniers , en vue de les échanger contre des Croates emprisonnés à Mostar.
Combat du droit contre la force, des Conventions de Genève contre la kalachnikov, Claudio Baranzani du CICR négocie pied à pied avec Pusic qui triture son menton, accuse le CICR de « partialité », menace… et, après deux heures de marchandage sordide, finit par baisser « ses prix » : 53 prisonniers pourront partir. L’autre partie servira de monnaie d’échange. Dans la cour du camp de détention, les délégués suisses vivent un huis-clos tragique : doivent-ils « sauver » 450 prisonniers au risque d’abandonner provisoirement les autres ? Les délégués se divisent, le juriste et l’homme de terrain s’opposent : « Accepter aujourd’hui ce marché, c’est ouvrir la porte à toutes les manipulations, à tous les chantages », dit l’un. « S’accrocher aux principes, c’est négocier sur la peau des gens », réplique l’autre.
Soudain, nouveau rebondissement. Les services secrets croates opposent maintenant leur veto à la libération de 106 détenus. Cette fois, Baranzini se refuse à se prêter à un nouveau marchandage. Après six heures de négociation à Dretelj, les délégués du CICR repartent les mains vides. C’est l’échec.
Zagreb, 23 septembre. Depuis deux jours, le CICR joue à fond la carte diplomatique. Appuyé par les Américains, les Autrichiens, les Allemands et le Vatican, il fait pression sur le gouvernement croate. Qui lui-même finit par forcer la main « des petits seigneurs de la guerre ». Finalement, 516 Musulmans sortent de Dretelj. Exilés, mais libres. De quoi réjouir le gouvernement de Sarajevo ? Absolument pas. Jugeant sans doute que cette libération a amélioré l’image des Croates, Alidja Alikadic, membre de la présidence bosniaque, dénonce « l’opération de purification ethnique, où des prisonniers ont été transférés du camp de concentration de Dretelj à un autre camp de concentration de réfugiés » (en fait, administré par le HCR). (…)