L’Union européenne (UE) opte pour la délocalisation de la gestion de ses frontières auprès de pays tiers. Cette approche est-elle nouvelle, et efficace pour limiter l’afflux de migrants ?
Le principe structurant de la politique européenne dans le domaine des migrations et de l’asile est, depuis l’accord de Schengen de 1990, « le contrôle à distance », bien en amont de la frontière territoriale (une ligne sur une carte, un poste-frontière). Dans l’immense majorité des cas, le premier contrôle frontalier est effectué dans un consulat (lors d’une demande de visa) et le second dans un aéroport, dans le pays d’origine. Les personnes qui ne peuvent demander un visa tentent d’arriver hors de ces voies administratives.
L’UE a mis en place d’autres dispositifs pour empêcher leur venue, telles que les opérations militaires coordonnées par l’agence Frontex, créée en 2004. Depuis 1999, l’UE a aussi beaucoup investi dans la coopération avec les pays d’origine, mais aussi ceux dits de transit pour que ces derniers retiennent et renvoient les migrants souhaitant aller en Europe.
Le cas libyen est assez représentatif. L’UE finance depuis les années 2000 des centres de rétention en Libye, « pays-tampon », qui ne respecte pas les droits de l’Homme et n’a de toute façon jamais signé la Convention de Genève sur les réfugiés.
Sous Kadhafi, de nombreux ressortissants sub-sahariens sont passés par ces centres et ont été ramenés chez eux, en échange du retour de son régime dans la communauté internationale. Il en avait été exclu après l’attentat de Lockerbie, en Ecosse, en 1988. Dans l’après-Kadhafi, la « coopération » avec l’UE ou l’Italie n’a pas cessé, notamment entre garde-côtes.
Il y a également depuis 2016 un centre de l’Organisation internationale des migrations(IOM) financé par l’UE et le Royaume-Uni dans le Sahara, à Agadez au Niger, pour « orienter » les migrants.
On est donc dans la continuité lorsque le Président Macron suggère, en août 2017, de créer des centres de tri dits « d’orientation » au Sud de la Libye, sous l’égide du HCR. On voit bien la logique : opérer en amont de la frontière européenne, « invisibiliser » les migrants, « gérer les indésirables » pour reprendre l’expression de l’anthropologue Michel Agier.
Cela pose des questions, notamment de relations internationales, car le Niger et le Tchad qui accueillent déjà des camps de réfugiés et de populations déplacées sont des États souverains et non des supplétifs de l’UE. Et puis une question qui relève du droit international : le droit à quitter son pays y est inscrit depuis la Guerre froide.
Des interrogations donc sur la légitimité du Nord à imposer son agenda au Sud. Est-ce que ces propositions vont réduire les flux ? Depuis le début des années 1990, les politiques de gestion des frontières européennes les ont surtout déplacés, de Gibraltar et des Canaries, à l’Italie, à la Grèce ou aux Balkans, et ont changé les lieux de fixation des migrants, de Lampedusa à Lesbos et bientôt Agadez. Ces propositions n’ont pas pour but de limiter les migrations mais de les contenir loin de l’Europe et, surtout, de s’adresser aux électorats européens.
Est-il vraiment nécessaire de limiter drastiquement l’entrée des migrants ?
L’Union européenne fait tout pour empêcher l’arrivée de migrants, mais elle publie depuis le début des années 2000 des documents expliquant qu’il faut absolument encourager les migrations pour remédier à la crise démographique d’une Europe vieillissante, et qu’on a besoin de dizaines de millions de travailleurs étrangers.
La Commissaire européenne Cécilia Malmström parlait en 2010 d’une nécessité pour assurer « la survie économique » de l’UE, Michel Barnier en 2011 a déclaré qu’il fallait des migrants pour garantir la survie des États-providences européens. On a, d’un côté, une politique sécuritaire anti-migration et, de l’autre, un discours utilitariste pro-migration.
Aucune étude scientifique ne valide ces deux visions officielles. Les décideurs politiques font mine d’ignorer les travaux sur les ressorts complexes de l’immigration et ne considèrent pas les personnes concernées comme des acteurs de leur projet migratoire.
Existe-t-il des études indiquant le seuil-limite de migrants qu’un pays peut accueillir chaque année, dans de bonnes conditions ?
« Seuil-limite », « seuil de tolérance », « afflux » : ces termes utilisés par les politiques ou les médias renvoient à l’image d’une maison où l’eau monte. Trop de « flux » et le seuil est atteint, la maison est inondée. Ce sont des métaphores puissantes et, répétées à l’infini, elles marquent les esprits.
Toutefois, un pays ou un continent n’est pas une maison avec un nombre de pièces et de lits inextensibles. L’Europe comptait 187 millions d’habitants en 1800 et 511 millions de personnes y vivent en 2017. On n’a pourtant pas repoussé les murs : la comparaison entre une maison et un continent est donc absurde.
Les chercheurs en sciences sociales ne reprennent pas à leur compte cette notion de seuil-limite. Mais certains ont travaillé, bien sûr, sur des cas-limite, où un nombre important de migrants arrivent en même temps au même endroit. Les économistes sont bien outillés pour analyser ces situations qu’ils considèrent comme quasi-expérimentales. C’est le cas de l’économiste internationalement reconnu David Card qui a examiné les effets sur le marché du travail de l’arrivée de 125 000 réfugiés cubains aux États-Unis en l’espace de 5 mois en 1980, suite au Mariel boat lift.
Les études contemporaines sur des pays comme la Suède ou l’Allemagne suggèrent que si une arrivée soudaine de réfugiés peut avoir un coût en termes d’investissement public, elle relance certains secteurs comme le bâtiment, permettent de maintenir des écoles et des commerces dans des petites villes. C’est une sorte de dynamique keynésienne, une relance de l’économie par la demande.
Est-ce que les migrants ont été bien accueillis en Europe ? Ce mot « accueil » rappelle le hashtag « refugees welcome » et les élans de solidarité spontanés, qui contrastent avec les déclarations des leaders populistes et les actions de certains gouvernements.
La politique d’accueil revient à l’État, et non aux acteurs non-gouvernementaux ou aux citoyens. Et ici il est impossible de généraliser : il y a des exemples de bonnes et mauvaises pratiques. Dans le cas de la France, l’accès même à une procédure administrative d’accueil est très compliqué. Pour ceux qui parviennent ne serait-ce qu’à déposer une demande d’asile, il n’y a pas de traducteurs, pas d’informations et des personnes issues de groupes qui s’affrontaient dans leur pays d’origine se retrouvent dans les mêmes centres. C’est une situation évitable : ce ne sont pas les traducteurs, psychologues ou aides médico-sociaux qui coûteraient chers au vu des moyens dépensés en policiers, vigiles, barrières…
Tous les pays n’ont pas la même façon de faire que la France et celle-ci n’a pas toujours agi ainsi. Ce qui change d’un moment ou d’un endroit à l’autre, c’est l’objectif des politiques publiques elles-mêmes et comment elles conçoivent les nouveaux arrivants, notamment par rapport à la question de l’installation et de l’insertion.