Le 6 décembre 2017, lors de son ultime discours devant le Conseil de sécurité de l’ONU, Carmel Agius, le président du TPIY, s’est félicité que sur les 161 inculpés, 161 ont été jugés ou décédés, soit 100% de réussite, alors que « les chances de succès étaient entre zéro et nulles ». C’est une réalité d’autant plus stupéfiante que le premier tribunal pénal international n’avait rien pour réussir. Il était né en 1993, soit en pleine guerre de Bosnie-Herzégovine, sans accès à l’ex-Yougoslavie, porté par des pères fondateurs qui … ne souhaitaient même pas sa réussite !
Rappelons que le TPIY avait été proposé au Conseil de sécurité par Roland Dumas (résolution 808 et 827), alors ministre français des affaires étrangères, comme à la fois un instrument de dissuasion des crimes, mais surtout pour se prémunir, lui et le président Mitterrand, de toute accusation de complicité pour les crimes commis par les forces serbes, sans vouloir pour autant que ce tribunal soit un jour efficace. L’étrange morale de cette histoire cynique, c’est le fait que les hommes politiques prennent des décisions au nom d’intérêts à court terme, mais que les équations politiques et les contextes changent, au point que le TPIY finit par devenir un instrument efficace en obtenant une collaboration pour arrêter tous les inculpés. Ce qui paraissait inimaginable au moment de sa création, alors que Milosevic, Karadzic et Mladic participaient aux négociations de paix ! De fait, le TPIY fut comme ce que l’on dit des chats : il eut plusieurs vies. Retour sur certaines d’entre elles.
Le temps des prophètes (1993-1995)
Ce fut une aventure conçue par des juristes activistes, et au premier chef, l’Italien à la détermination infaillible, Antonio Cassese et le flamboyant Egypto-Américain, Cherif Bassiouni. Elle commence par le choc des images du nettoyage ethnique et des photos des prisonniers émaciés des camps bosno-serbes à l’été 1992. Face à une opinion publique occidentale choquée, le Conseil de sécurité crée en mai 1993 le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Surmontant mille difficultés, le TPIY élabore des statuts qui marient les deux grandes traditions juridiques, le système continental et celui de la common law et devient opérationnel.
Le premier procureur du TPIY fut le Sud-Africain Richard Goldstone. Il parla haut et fort, jurant que rien ne freinerait sa détermination à inculper les plus grands criminels de guerre. En réalité, tant que dura la guerre en Bosnie (1992-1995), le tribunal fut pratiquement incapable d’agir, même s’il procéda à des inculpations de seconds-couteaux, sauf lorsqu’après les massacres de Srebrenica, il inculpa les chefs bosno-serbes, Ratko Mladic et Radovan Karadzic. Le TPIY faillit, du reste, ne pas se relever des massacres de Srebrenica - le plus grand crime commis en Europe depuis 1945 -, puisqu’il avait été créé aussi dans un objectif de dissuasion des crimes.
Le début des arrestations et des procès (1996-1999)
La procureure Louise Arbour qui succéda à Goldstone fut celle qui sauva le TPIY du naufrage. Face aux pays de l’OTAN qui avaient déployé des contingents en Bosnie, mais refusait de procéder à des arrestations des inculpés du TPIY par peur de représailles, elle sut faire suffisamment pression, menaçant d’exposer leur couardise et hypocrisie. C’est ainsi que les arrestations commencèrent et se succédèrent permettant la tenue des procès et justifiant la raison d’être du TPIY, puisque le jugement par contumace n’existait pas selon les règles du TPIY. Louise Arbour termina son mandat par un coup d’éclat, en inculpant pour première fois, un chef d’Etat en exercice, président yougoslave, Slobodan Milosevic, le 24 mai 1999.
La guerre du Kosovo (1999)
L’intervention militaire de l’OTAN en 1999 en Yougoslavie fut marquée par une campagne de bombardements de 78 jours (24 mars au 10 juin 1999). Une situation que nul n’avait anticipée, car les principaux soutiens politiques et bailleurs de fond du TPIY étaient devenus subitement des belligérants au conflit. Qui plus est, c’était aussi les contingents de certains pays de l’OTAN qui procédaient aux arrestations en Bosnie. Comme le résuma brutalement le porte-parole de l’OTAN, Jamie Shea, « On ne mord pas la main qui vous nourrit ». Accusé d’être juge et partie, le TPIY mit sur pied un groupe de travail pour enquêter sur les allégations de crimes commis par les forces de l’OTAN. Carla del Ponte, qui succéda à Louise Arbour, comme procureure fut amenée à conclure que « l’ouverture d’une enquête sur ces allégations ou tout autre événement relative à la campagne aérienne de l’OTAN n’était pas justifiée : « Bien que l’OTAN ait commis certaines erreurs, le Procureur est convaincu que les civils n’ont pas été la cible délibérée des frappes de l’OTAN et qu’il n’y pas eu de cibles militaires illégales pendant la campagne ». La majeure partie de la société serbe considéra que le TPIY était le bras judiciaire de l’OTAN et donc illégitime. C’est ce que Slobodan Milosevic ne cessera de répéter durant son procès (2002-14 février 2006). L’opinion serbe devint d’autant plus hostile au TPIY que le tribunal n’arriva pas à poursuivre les auteurs des principaux crimes commis par l’UCK, y compris un trafic d’organes dénoncés par Dick Marty dans un rapport de 2010 du Conseil de l’Europe.
La justice internationale en marche (2000-2017)
Dans la dernière période de son existence, les événements extérieures furent plus calmes pour le TPIY. Il y eut cependant l’assassinat du Premier Ministre serbe en 2003, Zoran Djinjic, farouche opposant à Milosevic et partisan d’une collaboration avec le TPIY. Certains jugements comme évoqués plus haut furent particulièrement controversés. Le décès le 11 mars 2006 de l’ex-président serbe, Slobodan Milosevic, avant le jugement fut un coup dur pour le TPIY. Elle fut cependant compensée par les procès des deux leaders bosno-serbes Radovan Karadzic et Ratko Mladic, les principaux auteurs des politiques de nettoyage ethnique en Bosnie. Le dernier procès, celui de six Croates de Bosnie reconnus coupables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité le 29 novembre dernier s’est conclu par le suicide spectaculaire et en direct de l’un des accusés, Slobodan Praljak. Les avis continueront à diverger sur l’action du TPIY, mais la vie du premier tribunal pénal international jusqu’à son dernier jour ne fut jamais monotone.