Dans un rapport rendu public le 5 février, des organisations de défense des droits de l’Homme s’alarment de la situation des victimes de la guerre Russie-Géorgie de l’été 2008. Deux ans après l’ouverture de l’enquête, elles demandent à la Cour pénale internationale (CPI) d’accélérer. A La Haye, le Bureau du Procureur assure que l’enquête « progresse très rapidement ».
C’est un rapport de 50 pages contre l’oubli des victimes de la guerre éclair de l’été 2008 (7-12 août 2008), opposant Russie et Géorgie autour de la province séparatiste d’Ossétie du Sud. En publiant, le 5 février, le rapport “Living on the edge: victim’s quest for accountability”, la Fédération internationale des Ligues des droits de l’Homme (FIDH) et le Centre des droits de l’Homme (HRIDC), une organisation géorgienne, tentent de lutter contre l’oubli des victimes en Géorgie. « Il y a presque dix ans que le conflit a eu lieu, et les victimes ont aujourd’hui l’impression de ne plus être entendues », explique Delphine Carlens de la FIDH, jointe par téléphone. Fin 2015, plusieurs milliers de victimes avaient donné un avis favorable à la demande d’enquête de la procureure, Fatou Bensouda. Le 27 janvier 2016, les juges avaient donné leur feu vert. Mais depuis, aucun mandat d’arrêt n’a été émis. « L’enquête prendra aussi longtemps que nécessaire pour recueillir les preuves requises en tenant compte des ressources, de la sécurité et de la coopération », explique le Bureau du procureur, qui précise néanmoins qu’« elle progresse très rapidement », et que son personnel « est fréquemment déployé sur le terrain, tant en Géorgie qu’ailleurs. » En 2015, les autorités géorgiennes avaient indiqué à la procureure avoir stoppé leurs propres investigations faute d’accès à l’Ossétie du Sud et en l’absence de coopération de la part de la Russie, raison pour laquelle Fatou Bensouda avait décidé de l’ouverture d’une enquête. Mais la marge de manœuvre de la CPI est-elle plus large que celle de Tbilissi ? La question pèse, depuis le début. La Russie n’a pas ratifié le traité de la Cour. Elle avait un temps coopéré avec La Haye sur la mort de soldats russes lors du conflit. Mais le 16 novembre 2016, le président russe Vladimir Poutine, avait retiré la signature de Moscou du traité de Rome [traité fondateur de la Cour]. Une décision symbolique prise quelques jours après que la procureure ait évoqué, dans l’un de ses rapports, « l’occupation » de la Crimée par la Russie. « La coopération du gouvernement géorgien est imminente, explique-t-on au Bureau du Procureur. Malheureusement, et malgré tous les efforts, l’engagement avec la fédération de Russie et l’Ossétie du Sud s’est jusqu’ici révélé difficile », mais « les activités d’enquêtes se poursuivent néanmoins ». Pour le Bureau du Procureur, « ce n’est pas une situation unique » et « [nous avons] réussi à résoudre de telles difficultés dans d’autres enquêtes par le passé ».
Le quotidien des victimes de 2008
Les deux organisations de défense des Droits de l’Homme s’inquiètent néanmoins de l’issue. « Les récits des victimes illustrent qu’elles ont souffert de crimes de meurtre, de déplacement forcé, de destruction de biens et de pillages et continuent de souffrir de nos jours » ; « si le Bureau du procureur estime que cette affaire ne peut être poursuivie sur la base des éléments de preuve disponibles », les victimes doivent le savoir, « dès que possible ». Espérant convaincre la procureure d’accélérer ses enquêtes, les deux organisations partenaires soulignent la gravité des crimes passés et leur impact sur le quotidien des victimes aujourd’hui. En 2016, HRIDC a rencontré 34 victimes dans dix villages proches de Gori, et dans le camp de déplacés de Berbuki. Le rapport décrit une population abandonnée. Des personnes âgées, essentiellement, qui avaient refusé de fuir lors de cette guerre éclair, et dont certaines vivent dans des maisons en partie détruites, dont les vitres ont été remplacées par des sacs en plastique, souffrant de la faim, de l’absence de soins et de médicaments, de stress et de problèmes mentaux. Dans leur rapport, la FIDH et l’HRIDC notent qu’ « il est probable, si l’enquête abouti à un procès à la CPI » que « beaucoup de ces témoins aient des difficultés à se souvenir des détails d’événements survenus il y a presque 10 ans. » Ces témoins, âgés et traumatisés seront-ils en mesure de déposer un jour devant la Cour ? « Il incombe au Bureau du Procureur d'agir rapidement afin que les victimes puissent participer et voir la justice au cours de leur vie » notent les deux organisations. Le rapport évoque aussi ceux, proches d’une ligne de démarcation [frontière administrative entre l’Ossétie du Sud et le reste de la Géorgie] « empiétant de plus en plus sur le territoire géorgien », et qui « continuent à vivre dans la peur » d’être kidnappés par les autorités d’Ossétie du Sud et l’armée russe. « Vous pouvez vous endormir en Géorgie et vous réveiller en Ossétie du Sud », a expliqué ainsi le représentant d’une ONG locale. Le rapport évoque cet habitant dont la maison est séparée en deux, une partie en Ossétie, l’autre en Géorgie. En franchissant la ligne de démarcation, pas toujours signalé, certains habitants sont arrêtés, soumis à une amende ou incarcérés parfois pendant plusieurs semaines. Selon les autorités géorgiennes, 327 personnes auraient été ainsi arrêtées en 2016. Pour les deux organisations, « la réconciliation » entre Ossètes du sud et géorgiens qui vivent proche de la ligne de démarcation « semble improbable ». D’autant moins que les tensions persistent entre Moscou et Tbilissi. Fin janvier 2018, le parlement russe a ratifié un accord créant une force militaire conjointe avec le territoire séparatiste d’Ossétie du Sud, dont « l’indépendance » a été reconnue par Moscou.
La CPI inconnue en Géorgie
L’autre préoccupation des deux ONG est la méconnaissance de la Cour en Géorgie. En 2016, pourtant, la CPI se voyait dotée d’un budget pour ouvrir un bureau à Tbilissi, mais le Greffier avait, de mois en mois, reporté son ouverture, évoquant notamment les activités restreintes du bureau du procureur dans le pays (voir notre l’entretien avec l’avocat Nika Jeiranashvili, d’Open Society). La CPI a finalement signé un accord de coopération en juillet 2017 et ouvert des bureaux sur place en janvier 2018. Mais le temps perdu fait que beaucoup, en Géorgie ignorent jusqu’à l’existence même de la Cour – que certains en Géorgie confondent parfois avec la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) - notent les deux ONG. En l’absence de programme de sensibilisation, le ministre adjoint de la Justice s’était lui-même rendu dans les camps de déplacés de Gori et de Kareli en mai 2017, pour y expliquer le mandat de la Cour. Or, note justement le rapport, « les autorités géorgiennes font également l'objet d'une enquête pour le rôle potentiel qu'elles ont joué dans les hostilités de 2008 ». Les informations sur la Cour devraient donc « provenir d'une source plus neutre, comme la société civile et, idéalement, la section de sensibilisation de la CPI. »