Fin janvier 2018, la justice militaire congolaise a condamné 134 membres présumés des Forces démocratiques alliées (ADF), un groupe rebelle ougandais actif dans le nord-est de la République démocratique du Congo (RDC). Mais la ville de Beni, principal théâtre des crimes attribués aux ADF, a plutôt le sentiment que justice n’a pas été rendue. Pour cause : ce procès qui a duré 17 mois ne s’est pas penché sur l’implication alléguée d’officiers supérieurs et de responsable administratifs congolais dans les crimes graves commis contre la population locale. La société civile de Beni demande ainsi la saisine de la Cour pénale internationale (CPI). JusticeInfo.Net a interrogé Kizito Bin Hangi, chargé de communication de l’Association africaine pour la défense des droits de l’homme (Asadho) auprès de l’antenne de Beni.
Justiceinfo : Comment appréciez-vous le procès des présumés ADF qui s’est déroulé à Beni ?
Kizito Bin Hangi : Tout le monde avait salué le début du procès des présumés rebelles ougandais des Forces démocratiques alliées (ADF), car la population de la région de Beni, dans le Nord-Kivu, attendait de connaître, grâce au travail de la cour militaire opérationnelle, l'identité des ''égorgeurs'', ces auteurs de massacres de civils à grande échelle à Beni. Certes, la cour a trouvé des coupables, mais cette vérité judicaire n’a pas permis à l’appareil étatique de stopper les massacres qui continuent à se commettre. La plupart ont été condamnés pour participation à un mouvement insurrectionnel, association de malfaiteurs, détention illégale d'armes, démoralisation des troupes,... mais pas pour des crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis dans la région de Beni. Les vrais commanditaires de ces crimes restent inconnus.
Vous auriez souhaité que la Cour aide au démantèlement du réseau responsable de ces crimes perpétrés contre la population locale ?
Les crimes continuent d’être commis. Les vrais auteurs sont encore actifs. Le travail de la justice n’a pas permis de démanteler le réseau, c’est-à-dire, leurs chefs ainsi que leur ligne de ravitaillement. C’est notre inquiétude. Vous vous souviendrez qu'il y a eu certaines personnalités, notamment des autorités politico-administratives et militaires du régime actuel qui ont été citées par des prévenus comme ayant participé d’une manière ou d’une autre à la commission des crimes. Malheureusement, la cour n'a pas tenu compte de ces allégations, elle n’a pas fourni d’effort pour interpeller ces personnalités, dont le général Muhindo Akili Mundos, officier des Forces armées congolaises, accusé pourtant par plusieurs rapports d’enquêtes indépendantes d’avoir joué un rôle clé dans l’organisation des massacres dans certains villages. Nous sommes frustrés de constater que seuls des petits poissons ont été condamnés, alors que les gros circulent librement.
A qui reprochez-vous cela ? Puisque les juges n’ont considéré que les faits qui leur ont été soumis ?
La faute revient au ministère public qui n’a pas fourni d’effort pour interpeller toutes les autorités politico-administratives ou militaires mises en cause. Nous soupçonnons la justice congolaise de vouloir, en évitant d’interpeller ces autorités politico-administratives et militaires, écarter la thèse de l’implication de l’Etat congolais dans le massacre de ses propres citoyens. Elle craignait de remonter jusqu’au gouvernement. Hors cela est nécessaire, pour que la vérité éclate, surtout dans ce contexte où l’on accuse le régime de Joseph Kabila d’organiser certains crimes en vue de retarder la tenue des élections. Le ministère public aurait dû les présenter à la cour en vue de permettre à celle-ci de vérifier les faits mis à leur charge. Il y a également le chef des ADF, Jamil Mukulu, dont le procès piétine en Ouganda où il est en détention. Les victimes ont besoin de sa comparution.
Concernant Jamil Mukulu, la RDC a-t-elle essayé d’obtenir sa comparution ?
Nous au sein de la société civile, nous avons toujours voulu voir Jamil Mukulu comparaître ici à Béni, région dans laquelle il a commis plus d’atrocités que dans son Ouganda natal. Malheureusement, le Congo n’a pas obtenu son extradition.
La société civile de Béni demande à la CPI de se saisir du dossier. Croyez-vous que les crimes en question relèvent de la compétence de la Cour ?
La Cour pénale internationale est compétente au vu des crimes commis à Béni depuis 2014. Tenez, depuis 2014, plus de 1500 personnes ont été tuées, essentiellement des civils tués à la machette, plus de 80 écoles et structures sanitaires ont été détruites, sans compter des églises, plus de 500 maisons des populations locales ont été incendiées,...Il s’agit des faits constitutifs des crimes contre l’humanité et crimes de guerre pour lesquels la CPI est compétente à juger. La République démocratique du Congo étant signataire du statut de Rome, nous demandons à la CPI de s’intéresser à l’affaire. Elle doit mener des investigations sérieuses et fixer ce dossier à ses audiences car il y a eu certaines zones d'ombre que la justice congolaise n'a pas pu lever lors de ce procès qui s’est déroulé à Béni. Le besoin de la justice, la vraie justice, demeure.
De lourdes condamnations ont été prononcées dans le cadre de ce procès sans appel. Qu’en est-il des réparations ?
Cette question des réparations est une autre raison pour laquelle nous demandons que la CPI se saisisse du dossier : les victimes des massacres ont été abandonnées à leur triste sort par la justice congolaise. De nombreux prévenus ont été condamnés à des peines lourdes, mais en termes de réparation de préjudices causés aux victimes, rien n’a été alloué par la cour militaire. Hors, ces victimes ont subi de graves préjudices sur les plans psychosocial et économique, qui exigent une réparation.
Que suggérez-vous comme réparations?
Les réparations doivent être de plusieurs natures. D’abord, la prise en charge psychosociale des victimes ainsi que des allocations financières. Cela pourrait faciliter leur intégration au sein de leurs communautés. Cela nécessite donc la mise en place de bons programmes d’intégration des victimes.
L’ADF, un groupe islamiste ougandais actif en RDC
Les Forces démocratiques alliées (Allied Democratic Forces,ADF) sont une rébellion islamiste créée vers les années 1990 en Ouganda. L’un de leurs fondateurs est Jamil Mukulu, ex-chrétien devenu extrémiste musulman. Replié sur le territoire congolais, l’ADF vient allonger la liste des groupes rebelles écumant l’est de ce vaste pays. Traqué depuis plus de 20 ans, Jamil Mukulu sera arrêté en avril 2015 en Tanzanie, lors d’une tentative de fuite, avant d’être extradé en Ouganda trois mois plus tard. Les autorités ougandaises s’apprêtent à le juger pour des crimes contre l’humanité commis sur leur territoire alors que la RDC souhaiterait aussi le poursuivre pour des exactions, plus nombreuses et plus graves, perpétrées dans sa partie orientale. Bien que Jamil Mukulu se trouve aujourd’hui entre les mains de la justice de son pays d’origine, l’ADF reste active en RDC où ses hommes continuent à commettre diverses atrocités, notamment des meurtres, des viols, des enlèvements, des incendies, des pillages et des enrôlements d’enfants soldats.