Les organisations non-gouvernementales congolaises tirent la sonnette d’alarme face à la non-application de l’accord du 31 décembre 2016, qui devait conduire le pays à une élection présidentielle au plus tard fin décembre 2017. Si les atermoiements très habilement entretenus par le président Joseph Kabila s’éternisent, la RDC risque de sombrer dans le chaos. C’est en tout cas ce que redoute Emmanuel Kabengele Kalonji, Coordonnateur national du Réseau pour la réforme du secteur de sécurité et de justice (RRSSJ), un cadre de concertation de la société civile. Dans un entretien avec JusticeInfo.Net, l’activiste congolais revient d’abord sur les conclusions du dernier rapport de son groupe de travail sur la mise en oeuvre de cet accord « de la Saint-Sylvestre » signé sous l’égide de l’Eglise catholique.
Justiceinfo.Net : Votre groupe de travail conclut que l’accord de décembre 2016 censé décrisper la crise politique congolaise connaît « une vraie fausse application ». Qu’entendez-vous par là ?
Emmanuel Kabengele Kalonji : Pour la Majorité présidentielle et l’Opposition entrée dans les institutions (ndlr : la frange de l'opposition qui a accepté de participer à la cogestion du pays, notamment en entrant dans le gouvernement d'union nationale), c’est une vraie application de l’Accord. Et l’argumentaire développé, c’est que le gouvernement d’union nationale a été nommé avec un Premier ministre issu des rangs de l’opposition comme prévu, que les animateurs du CNSA (Conseil national de suivi de la mise en œuvre de l’accord de la Saint- Sylvestre) sont installés et tiennent leurs sessions à des intervalles réguliers…Mais pour nous, observateurs avertis et même pour la CENCO (ndlr : Conférence épiscopale nationale du Congo), il n’y a pas eu bonne application de l’Accord. L’échéance prévue par l’Accord pour la tenue des élections n’a pas été respectée ; le CNSA, bien qu’installé, a du mal à fonctionner. En effet, si la vocation du CNSA était celle de servir de clé de voute des institutions de la transition, il n’en a pas été le cas en fait. Non seulement, le nombre d’ateliers d’évaluation (qui est sa première mission) a été en deçà des attentes, mais aussi la surveillance par le CNSA du processus électoral a brillé par son caractère superficiel. Ses recommandations rédigées en des termes généraux, et dont certaines sont manifestement mal dirigées (ndlr : adressées à des institutions non –compétentes pour les mettre en oeuvre), sont restées sans suite favorable. Aucun cas emblématique dont le traitement était attendu dans le cadre de la décrispation du climat politique n’a trouvé une solution. Par contre, l’on va de crispation en crispation.
Dans votre rapport, vous dénoncez la «politisation de la justice et la judiciarisation de la politique». De quoi s’agit-il ?
Il s’agit tout simplement de la description d’un sombre tableau sur le rôle que devaient jouer les cours et tribunaux plus particulièrement en ce qui concerne la « décrispation politique ». Un an après la signature de l’Accord, nous constatons que la politique est de plus en plus judiciarisée et que la justice est de plus en plus politisée. Cela se constate dans la gestion des dossiers judicaires des opposants Moise Katumbi, Jean Claude Muyambo et Eugene Diomi Ndongala. La gestion de leurs cas connote toute une batterie d’irrégularités administratives et judiciaires qui laissent penser à un règlement de compte politique. On constate également la continuelle soif de justice des victimes des violations des droits de l’homme. Aucun progrès notable n’a été réalisé en ce qui concerne la mise en cause des membres des forces de défense et de sécurité responsables de violences et d’un usage excessif de la force au cours de manifestations antérieures. Enfin, la désacralisation des lieux de culte qui est une grave atteinte à la liberté de culte, car même en temps de guerre, les lieux de culte sont en principe considérés comme des espaces inviolables. Tout cela arrive parce que la politique est de plus en plus judiciarisée et que la justice est de plus en plus politisée.
Qui est responsable de l’échec de la mise en œuvre de l’Accord ?
Tous les acteurs parties prenantes aux négociations politiques ayant abouti à la signature de l’Accord de la Saint-Sylvestre ont une responsabilité dans cet échec. D’abord, le président de la République, censé être le garant de la Nation et du respect de l’Accord et de la Constitution. En outre, le gouvernement qui a failli à sa mission à plusieurs titres : il n’a pas actualisé le plan de décaissement ni mobilisé les fonds nécessaires à la conduite des opérations électorales dans le respect du délai fixé par l’Accord ; il n’a pas neutralisé les groupes armés actifs sur le territoire national ; il n’a pas mis à jour le Décret n°05/026 du 06 mai 2005 portant Plan de sécurisation du processus électoral, ni doté le comité de pilotage des moyens conséquents pour mieux remplir sa mission. Ill n’a pas pris ni exécuté les mesures de décrispation politique, notamment en annulant les arrêtés ayant favorisé le dédoublement (ndlr : stratégie de Kabila consistant à créer au sein ; des partis d’opposition, des factions qui lui sont favorables) des partis politiques,... Ensuite, le Parlement qui a inversé ses priorités. Au lieu d’accompagner le gouvernement et la CENI (Commission électorale nationale indépendante) dans la mise en œuvre intégrale de l’Accord, le Parlement s’est transformé en caisse de résonnance du gouvernement et du président de la République. Mais aussi la CENI qui, a délibérément fait traîner opérations pré-électorales, dont la constitution du fichier électoral, contribuant ainsi au jeu de pourrissement en tant que stratégie désormais adoptée par la Majorité présidentielle pour s’éterniser au pouvoir.
Votre rapport dénonce par ailleurs l’incohérence de la communauté internationale…
Oui, la Communauté internationale a été défaillante dans le traitement de certains événements qui ont servi de justification empirique au report des élections. D’une part, la MONUSCO (Mission de l’organisation des Nations Unies pour la stabilisation au Congo) a failli dans la protection des civils et la neutralisation des groupes armés ; et d’autre part, malgré des allégations irréfutables de crimes graves commis dans le territoire de Beni ainsi qu’au Kasaï, la CPI (Cour pénale internationale) n’a montré aucun signe d’intervention judiciaire face à de fortes suspicions populaires contre le gouvernement congolais sur qui repose la responsabilité première du drame survenu dans le Grand Kasaï.
A quoi s’attendre si l’Accord n’est pas mis en oeuvre?
Le RDC risque de sombrer dans le chaos et d’être ingouvernable, au regard de la multiplication actuelle des poches d’insécurité alimentées par le régime. Au-delà de la situation politique, la situation sociale empire de plus en plus.
Est-il encore possible de sauver le processus de mise en application de l’accord ?
Il y a encore du temps pour sauver le processus et notre rapport donne des recommandations. Le Président Joseph Kabila est le tout premier acteur responsable à qui il revient de faire preuve de bonne foi en s’engageant concrètement et personnellement en faveur de l’alternance démocratique à travers la tenue d’ élections crédibles et apaisées avant la fin de l’année 2018.