Depuis l’élection du président John Magufuli fin 2015, la Tanzanie est en train de perdre la réputation de « pays paisible et tranquille » que lui enviaient naguère ses voisins. Assassinats ou tentatives d’assassinats d’opposants, suspension de médias jugés critiques, disparitions de journalistes et harcèlement de défenseurs des droits de l’homme et d’artistes atteignent une ampleur inédite. Face à cette situation, l’Eglise catholique tanzanienne, réputée proche du régime, a récemment franchi le Rubicon pour dénoncer les dérives du nouveau président. Quelques jours plus tard, une centaine d’organisations locales ont aussi uni leurs voix pour décrier cet « étouffement » des libertés.
Si l’année 2016, la première de l’administration Magufuli, avait connu son lot de violations des droits de l’homme, c’est 2017 qui a battu les records. Le cas qui a défrayé la chronique au début de l’année est l’enlèvement en avril d’un jeune rappeur, Ibrahim Mussa, dit Roma Mkatoliki, et trois de ses collaborateurs, dans leurs studios situés dans un quartier de Dar es Salaam, la capitale économique. Réapparu au bout de quelques jours de captivité, l’auteur-compositeur, connu pour son répertoire satirique envers le régime, a raconté comment lui et ses amis avaient été enlevés par des inconnus armés, puis menottés, ligotés, battus avant d’être jetés dans la nature.
La disparition du chanteur était intervenue après l'arrestation le 26 mars par la police d'un autre rappeur, "Nay wa Mitego", en raison d'une chanson critiquant le pouvoir du président John Magufuli. Ce musicien avait été libéré le lendemain.
Presqu’à la même période, des députés de l’opposition avaient publiquement déclaré craindre pour leur sécurité, certains, tel Tundu Lissu, numéro deux de l’opposition parlementaire au Parlement, affirmant être « filés » régulièrement par les services de renseignements. Le gouvernement avait rétorqué qu’il s’agissait de fausses accusations de la part d’opposants en « quête de plus de notoriété ». Mais ce que redoutait ce farouche opposant arriva le 7 septembre 2017, en pleine journée. Tundu Lissu, qui est également bâtonnier de l’ordre des avocats tanzaniens, fut atteint grièvement de plusieurs balles par des assaillants toujours non identifiés à ce jour. Après des mois de soins intensifs à Nairobi, au Kenya, il est actuellement hospitalisé à Bruxelles, en Belgique. A plusieurs reprises, l’élu et son parti, le Chama cha demokrasia na Maendeleo (Parti pour la démocratie et le développement en swahili) ont accusé le président Magufuli et son gouvernement d’être derrière cette tentative d’assassinat. Ces derniers ont toujours rejeté ces allégations mais sans jamais arrêter un seul suspect.
Deux opposants tués
Par la suite, plusieurs autres opposants ont été arrêtés pour avoir critiqué le nouvel homme fort du pays, des journaux ont été temporairement fermés, des activistes des droits de l’homme harcelés, des journalistes intimidés ou portés disparus. Plus grave, deux opposants ont été tués en février 2018, dans des conditions qui font penser à des assassinats politiques.
Face à l’exacerbation de la situation, l’Eglise catholique de Tanzanie, qui avait longtemps été critiquée pour son silence, a pris son courage à deux mains pour dénoncer, dans une lettre pastorale publiée le 10 février, les violations des principes démocratiques et des liberté d’opinion et d’expression par le gouvernement du président John Magufuli.
Dans ce mandement de carême 2018, les prélats constatent que « les activités politiques sont interdites par l’instrumentalisation des forces de l’ordre ». « Les rassemblements publics, les manifestations, les marches, les débats à l’intérieur de locaux, qui sont pourtant le droit de chaque citoyen, sont suspendus jusqu’aux prochaines élections », dénonce la Conférence des Evêques catholiques de Tanzanie. Faisant état de « de violations de la Constitution et des lois nationales », ces prélats catholiques déplorent par ailleurs que « des médias (soient) fermés ou suspendus temporairement, restreignant ainsi le droit pour les citoyens, d’être informés, la liberté d’opinion et le droit d’expression ». Les signataires de la lettre pastorale dépeignent un contexte favorable à « la division et à la haine susceptibles de mettre en péril la paix, la sécurité et la vie d’êtres humains ». En guise de conclusion, ces hauts responsables religieux lancent une sévère mise en garde : « Si nous laissons perdurer ce climat, ne soyons pas étonnés de nous retrouver demain dans des conflits plus graves qui détruiront les fondements de la paix et de l’unité nationale ».
Le 21 février, c’est la société civile qui est montée au créneau, dans une mobilisation sans précédent dans l’histoire du pays. Pas moins d’une centaine d’organisations non-gouvernementales ont uni leurs voix pour, à leur tour, dénoncer « l’étouffement » de la démocratie, des libertés de la presse et d’expression, la tenue « d’élections partielles entachées d'irrégularités et d'effusions de sang mettant en péril la paix nationale". Face à des violations des droits de l’homme « sans précédent » dans l’histoire de leur pays, les 105 organisations ont exigé la mise en place d'une commission électorale indépendante avant les prochaines élections générales de 2020, d'une commission nationale indépendante comprenant des représentants de la société civile, des médias et des communautés religieuses, avec pour mandat d'enquêter sur les incidents ayant marqué les dernières élections partielles au cours desquelles deux opposants ont été tués. Elles ont exhorté la police à "cesser de prendre parti" pour le camp du parti au pouvoir. Ces Ong ont enfin demandé la tenue d'un "dialogue national" incluant notamment les églises, les syndicats, les représentants du gouvernement et de la société civile ainsi que les anciens hauts responsables du pays actuellement à la retraite sur "les menaces actuelles contre la paix et l'unité nationales".
Etats-Unis et Union européenne inquiets
La situation est telle que les représentants des principaux bailleurs de fonds de la Tanzanie ont jugé utile de rompre leur réserve diplomatique. Ainsi, dans un communiqué publié le 14 février, les Etats-Unis, par le biais de leur ambassade en Tanzanie, ont fait part de leur préoccupation face à « l’escalade des confrontations et de la violence à caractère politique » et appelé « toutes les parties à sauvegarder la paix et la sécurité du processus démocratique, du pays et du peuple tanzanien ». « Nous nous joignons également aux Tanzaniens pour appeler à une enquête transparente pour que tous les responsables de la violence rendent compte conformément aux lois tanzaniennes », a ajouté l’ambassade.
Dix jours plus tard, la délégation de l’Union européenne (UE) a déclaré « noter avec inquiétude les récents développements qui menacent les valeurs démocratiques et les droits des Tanzaniens dans un pays qui était largement reconnu dans le monde pour sa stabilité, sa tranquillité et ses libertés ». Dans son communiqué, l’UE a exhorté « les responsables concernés à sauvegarder la paix, la sécurité et le processus démocratique, le pays, ses citoyens et le respect de l’état de droit ».