La vie vaut-elle vraiment la peine d’être vécue même si c’est au prix de son âme ? Jean-Michel Chaumont plaide pour l’élaboration de protocoles sacrificiels pour affronter les situations extrêmes.
En lisant Survivre à tout prix ?, le dernier essai de Jean-Michel Chaumont, j’ai repensé à une rencontre qui m’avait marquée. C’était au Rwanda dans les semaines qui suivirent le génocide en 1994. L’odeur de la mort imprégnait encore toute la capitale. Les bâches bleues du HCR recouvraient les fosses communes et les rescapés donnaient l’impression de flotter dans les airs, traumatisés par cette apocalypse de violence à laquelle ils avaient survécu. J’avais rencontré alors à Kigali un prêtre hutu au courage exemplaire. Un homme au physique fluet et à la voix si douce qu’il fallait tendre l’oreille pour l’entendre. Il avait réussi à protéger dans son église les Tutsis qui avaient trouvé refuge. En dépit des risques pour sa vie et contrairement à d’autres prêtres, il n’avait pas cédé aux pressions des génocidaires lesquels voulaient s’emparer des Tutsis réfugiés dans son église afin de poursuivre leur besogne criminelle. Comme je lui demandais comment il avait eu la force de caractère de résister aux menaces de mort, sa réponse fut d’une étonnante simplicité : « J’avais simplement accepté l’idée de mourir ».
Ce prêtre hutu avait répondu à la question que pose Jean-Michel Chaumont dans Survivre à tout prix ? Le sociologue, professeur à l’université de Louvain, qui avait signé un remarquable essai intitulé La concurrence des victimes (La Découverte, 1997), a répondu à l’invitation formulée il y a longtemps par Primo Levi, rescapé d’Auschwitz : celle d’explorer les faces les plus sombres de l’expérience des victimes. Est-il coupable celui qui a trahi les siens sous la torture ? Derrière cette interrogation se cache une autre question abyssale : jusqu’à quel point, la vie vaut-elle la peine d’être vécue, si le prix à payer est le suicide de sa propre âme ? Si la victime, sous la torture psychique et physique, en vient à collaborer avec les bourreaux jusqu’à en devenir leur instrument ? Survivre, certes, mais le faut-il, s’il équivaut à une existence désormais saccagée et détruite de l’intérieur ? Ce sont ces questions terribles que Jean-Michel Chaumont explore dans ses pages, utilisant des archives et des témoignages de résistants communistes qui ont parlé sous la torture et des membres de Sonderkommandos dans les camps d’extermination nazis.
Le prêtre hutu auquel j’avais fait référence plus tôt, avait lui tranché : son sens de l’éthique et des valeurs morales l’avait emporté sur sa propre vie. Ainsi, en étant prêt à mourir pour ses convictions, cet homme avait refusé de déchoir à ses propres yeux. Il avait refusé le pacte faustien des génocidaires : celui de continuer à vivre, mais en livrant les Tutsis à la mort. Il avait refusé la destruction de son âme, dusse-t-il lui-même en périr. Dans Survivre à tout prix ?, Jean-Michel Chaumont part du constat que ces dernières décennies, ce code d’honneur a trop souvent laissé la place à une éthique de la survie à n’importe quel prix, telle qu’elle est glorifiée, dit-il, par Jacques Lanzmann dans son film, Shoah. Chaumont nous emmène dans ces dilemmes moraux tels que les bourreaux, dans leur perversité, savent les créer. Il rappelle le roman de William Styron, le choix de Sophie où, sommé par un bourreau, une femme est obligée de choisir entre ses deux enfants lequel doit mourir. Que signifie alors pour elle vivre à ce prix-là ? Dans le roman, William Styron fait dire à Sophie : « Je me sens tellement coupable de toutes les choses que j’ai faites là-bas. Et même d’être encore en vie. Cette culpabilité est quelque chose dont je ne peux pas, et je pense que je ne le pourrai jamais, me délivrer … Je sais que je ne m’en délivrerai jamais. Jamais. Et parce que je ne pourrai jamais m’en délivrer, c’est peut-être la pire chose que les Allemands m’aient laissée. »
Comment chacun réagirait-il face à des choix aussi insoutenables et extrêmes ? Sans doute, nul ne le sait, et Jean-Michel Chaumont le sait pertinemment. C’est même pour cela que l’auteur propose une idée à première vue surprenante : celle d’élaborer des protocoles sacrificiels, comme jadis, lorsque les guerriers répondaient à un code d’honneur. Il propose de prendre le temps de la réflexion, pour le jour – sait-on jamais en ces temps de nettoyage ethnique ? – où l’on pourrait être confronté à des situations extrêmes. Afin de donner un prix à la vie et à son âme et non de survivre à n’importe quel prix.
Jean-Michel Chaumont, Survivre à tout prix ?, Essai sur l’honneur, la résistance et le salut de nos âmes, la Découverte