La Suisse travaille depuis plusieurs années à assainir son image de paradis de l'argent sale. Depuis 1986, Berne a restitué plus de 2 milliards de francs suisses d'avoirs volés. Le dernier exemple en date est celui des 321 millions de dollars transférés sur un compte du gouvernement nigérian, soit une partie des avoirs volés par l'ancien dictateur nigérian Sani Abacha (1993-1998) et sa famille. Et ce alors qu’en 2005, la Suisse avait déjà restitué 461 millions de dollars dans le cadre de la même affaire.
La restitution de la deuxième tranche a fait l’objet d’un nouvel accord conclu en décembre dernier entre la Suisse, le Nigeria et la Banque mondiale. La banque de développement doit en particulier superviser l’allocation de ces fonds destinés à renforcer la sécurité sociale des couches les plus pauvres de la population qui représentent plus de 60% des 190 millions d’habitants de ce pays producteur de pétrole.
Assistante spéciale du président nigérian pour la réforme de la justice, Juliet Ibekaku évalue très positivement cette formule: «Je pense que c'est un bon modèle pour d'autres pays, parce qu'il offre l'occasion de prendre soin des membres les plus pauvres de la société, qui souffrent le plus lorsque des avoirs sont volés ou que des fonds destinés au développement sont détournés à l'extérieur du pays.»
Pio Wennubst, directeur adjoint de la coopération suisse (DDC) a dirigé l'équipe de négociation du gouvernement suisse pour cet accord. Il estime que celui-ci permet de restituer une somme «importante», susceptible d'envoyer un message fort à la communauté internationale: «Cela montre qu'il est possible d'amener les institutions financières et les institutions publiques à unir leurs forces pour servir réellement les populations défavorisées.»
Participation de la société civile
Le Réseau africain pour l'environnement et la justice économique (ANEEJ) dirige un groupe d'ONG nigérianes qui aideront à superviser l'utilisation des fonds. Le directeur exécutif de l'ANEEJ, le Révérend David Ugolor, a déclaré que c’est la première fois que des groupes de la société civile étaient invités à participer à la rédaction d'un accord pour la restitution des biens des dictateurs.
D'autres pays pourraient-ils suivre l'exemple du Nigeria? Davis Ugolor est conscient qu'ils ne disposent pas tous d'institutions de la société civile aussi solides, mais pense que dans de telles situations, «un cadre alternatif peut être envisagé».
Un avis que ne partage pas l'ONG suisse Public Eye. Son spécialiste de la finance Olivier Longchamp estime bien qu’il s’agit d’un bon accord, mais il souligne qu'il a fallu deux décennies et un processus «extrêmement long et compliqué» pour arriver à ce résultat: «Je ne pense pas que cela prouve que la Suisse est championne du monde en matière de restitution des biens volés.»
Processus long et disparition de l'argent
Et il y a encore des doutes sur la manière dont ont été utilisés les 700 millions de dollars des «fonds Abacha» qui avaient été restitués au Nigeria par la Suisse en 2005.
Une partie substantielle de cet argent a disparu, selon Olivier Longchamp: «Cela ne signifie pas forcément qu'il a été volé, mais il a été perdu dans le système comptable de l'État fédéral nigérian.»
Dans ce cas, la Banque mondiale n'a été appelée à effectuer une analyse qu'après que les fonds ont été dépensés et n'a donc pu indiquer de façon concluante où ils étaient partis.
Olivier Longchamp ajoute qu’à cette occasion, les autorités suisses se sont rendu compte que des garanties de bonne gouvernance doivent être mises en place avant de rembourser des sommes aussi énormes.
Il souligne que les 140 millions de dollars restitués par le Liechtenstein au Nigeria ont également disparu: «C’est une autre bonne raison pour les Suisses d'insister sur un accord avec de meilleures garanties quant à l'utilisation des fonds.»
Enseignements tirés
Pio Wennubst de la DDC reconnaît que «les choses auraient pu être mieux faites» en 2005, et que l’actuel accord est le fruit des leçons tirées au Nigeria et ailleurs. Il dit que ces leçons ont débouché sur un accord «historique» quant à son niveau de surveillance, d'implication de la société civile et d'utilisation des nouvelles technologies pour les transferts de fonds et la traçabilité, qui n'aurait pas été possible il y a quelques années à peine.
Juliet Ibekeku pense que les principaux enseignements à retenir sont que les bénéficiaires des fonds doivent être clairement désignés, tout comme le périmètre du projet prévu.
Elle précise que le gouvernement nigérian travaille actuellement avec la Banque mondiale pour identifier les bénéficiaires et mettre en place un registre. Cela permettra aux organisations de la société civile impliquées dans le suivi de s'assurer que les bénéficiaires identifiés sont bien ceux qui reçoivent les fonds.
Le rôle de la Banque mondiale
La participation de la Banque mondiale dans la restitution des avoirs constitue une pierre d'achoppement pour le révérend Ugolor de l'ANEEJ et les autres organisations de la société civile impliquées dans la rédaction de l'accord entre le Nigeria et la Suisse. Elles ont «vigoureusement condamné» la décision du tribunal de Genève ordonnant que la restitution soit supervisée par la Banque mondiale.
«Il y avait un profond scepticisme quant à l'implication de la Banque mondiale, mais je pense que tant qu'il n'y a pas d'organisation similaire, il vaut mieux avoir la Banque mondiale que personne», commente le révérend Ugolor.
Renforcement législatif
Les lois et les pratiques suisses en matière de restitution des avoirs des dictateurs se sont développées ces dernières années avec notamment en 2016, le gel et la restitution des avoirs illicites détenus par des personnes politiquement exposées.
Olivier Longchamp souligne que la Suisse a renforcé à plusieurs reprises ces dernières années ses lois sur le blanchiment d'argent, souvent sous la pression internationale «notamment sur les questions de fraude fiscale».
Malgré des progrès, il dit que le problème n'a pas disparu, comme l’a démontré une série de scandales de corruption (Petrobras et le fond malaisien 1MDB).
Selon l’expert et lobbyiste, la Suisse tente souvent d'utiliser la restitution des avoirs pour prouver son statut de place financière propre. Mais en fin de compte, estime-t-il, la plupart des affaires de corruption étrangère sur le sol suisse «ne sont probablement même pas détectées».
Cet article est repris de SwissInfo.ch