Politologue et sociologue, Eric Gobe est Directeur de recherche au CNRS. A Tunis, à l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC) rattaché au CNRS, où il a été affecté en 2014, il est responsable du programme « Justice et politique dans le Maghreb post printemps arabe ».C’est dans le cadre de ce programme qu’il a présenté lundi dernier une conférence sur le thème « La justice transitionnelle au Maghreb : un processus dépolitisé? ».Rencontre avec Eric Gobe.
Eric Gobe Plus précisément, les acteurs internationaux de la justice transitionnelle partent du constat que le contexte de l’après-guerre civile ou de l’après-dictature est hyper-politisé et qu’il convient de réduire la charge politique du processus de justice transitionnelle afin de construire un consensus national permettant de recréer le lien social supposé malmené par la violence politique. Mais in fine, c’est la configuration des rapports de force locaux qui détermine la trajectoire de la justice transitionnelle. En Tunisie, les acteurs de la justice transitionnelle critiquent par exemple la fragmentation et la politisation du processus les deux s’alimentant réciproquement, notamment de 2011 jusqu’à la création de l’Instance Vérité et Dignité (IVD). Mais dans la mesure où la dynamique « révolutionnaire » de décembre 2010-janvier 2011 ne s’est pas cristallisée autour d’un acteur politique ou social particulier, ce processus de fragmentation n’était-il pas largement inévitable ? La lutte pour le pouvoir dans les premiers mois de la Tunisie post-Ben Ali a conduit à une concurrence mémorielle entre groupes se positionnant par rapport à la revendication du statut de victime lui-même rapporté des événements ou à des collectifs qui ont marqué l’histoire de la Tunisie : révoltes du bassin minier, soulèvement de décembre 2010-janvier 2011, youssefistes [premiers opposants dès 1955 au président Bourguiba], islamistes, syndicalistes, etc.
Vous avez dit dans votre intervention que la justice transitionnelle est "une affaire politique et qu'il s'agit en premier lieu d'un compromis négocié entre les acteurs politiques". Pourriez-vous expliquer cette idée en référence à la Tunisie ?
J’ai dit précisément : « la justice transitionnelle est une affaire politique et est un compromis négocié au gré des rapports de force entre les acteurs politiques qui comptent ». J’ai donné l’exemple dans mon intervention à l’IRMC de la loi sur la réconciliation administrative. Pour qu’elle soit votée [en septembre 2017], il fallait au moins avoir la neutralité bienveillante du mouvement islamiste Ennahdha. Les débats autour de de la loi sur la réconciliation économique et financière ont montré que la direction d’Ennahdha était prête à transiger avec les élites de l’ancien régime et à sacrifier certaines attributions de l’IVD, contre une partie de sa base, au nom du consensus et de son intégration dans le champ politique.
Qu'en est-il du Maroc, qui a vu la naissance de sa commission vérité en 2004?
Les travaux de mon collègue Frédéric Vairel montrent que la justice transitionnelle s’inscrit dans une continuité dynastique, dans une trajectoire politique où l’Instance Equité et Réconciliation (IER) a été, « une commission “comme si”, comme si elle indiquait une transition vers la démocratie, comme si elle allait produire de son propre chef une vérité endossable par les victimes ». Pour la monarchie le bilan est positif : comme le note le chercheur Marouane Laouina : « l’expérience de l’IER s’apparente à un processus de justice successorale » dans lequel le nouveau roi Mohammed VI a pu se démarquer du règne de son père tout en revendiquant un héritage monarchique et religieux dont il tire pour partie sa légitimité. La justice transitionnelle a permis à la monarchie de faire sienne le discours sur les droits humains, de dépolitiser le dossier des années de plomb et de coopter une partie de l’opposition. L’IER a répondu partiellement aux attentes des collectifs de victimes et « a ouvert, comme le note Marouane Laouina, l’espace public à de nouvelles formes de circulation de la mémoire de la violence politique et de l’histoire politique contemporaine du pays, tout au moins en ce qui concerne la période des règnes de Mohammed V et Hassan II ». Pour autant la question des droits humains est toujours posée au Maroc : à intervalles, plus ou moins réguliers, des collectifs de défense des droits humains interviennent dans l’espace public pour affirmer que la non répétition des « violations massives des droits de l’homme » pour reprendre la formulation des experts de la JT, est loin d’être assurée.
Aujourd'hui le sort de la justice transitionnelle en Tunisie est entre les mains d'une majorité formée en bonne partie par les anciennes élites proches du régime de Ben Ali, issue des dernières élections. Le processus est-il conséquemment en danger ?
L’action de l’IVD s’inscrit en Tunisie dans un contexte politique où le récit « contre-révolutionnaire » tenu par les élites de l’ancien régime s’impose de plus de plus dans l’espace public. Aussi, le récit du passé de l’IVD, porté par des personnalités plutôt proches de la Troïka [2011-2014], se propose de construire autour des notions de vérité et de dignité, un projet politique en contradiction avec celui défendu par le pouvoir issu des élections législatives et présidentielle de 2014. Il me paraît également évident que les élites issues du régime de Ben Ali ne souhaitent pas se trouver, d’une manière ou d’une autre, impliquées dans les procédures prévues par la loi relative à la justice transitionnelle. Depuis 2014, les gouvernants, notamment les cadres de Nida Tounes, établissent ainsi une équivalence entre réconciliation et amnistie qui est antinomique de l’action de l’IVD. Les projets de loi sur la réconciliation économiques et financières, puis la loi relative à la réconciliation administrative et aujourd’hui le refus parlementaire de prolonger le mandat de l’IVD montrent que les gouvernants souhaitent mettre fin le plus rapidement possible à l’action de la commission vérité tunisienne.