Des lenteurs, une série de lacunes et des jugements légers ont donné aux procès des « martyrs » et blessés du soulèvement populaire un goût d’inachevé. Une première victoire toutefois : la Cour de cassation vient d’annuler le verdict de la Cour d’appel militaire largement critiqué par les organisations des droits de l’homme.
Le 16 avril dernier, la Cour de cassation de Tunis a décidé de reporter le prononcé des jugements dans l’affaire des blessés et martyrs de la révolution au 29 avril 2015. Une année auparavant, le 12 avril 2014, le verdict rendu par la Cour d’appel militaire avait suscité l’ire et l’indignation des familles des victimes des exactions policières perpétrées durant la période allant du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011. A cette époque des milliers de manifestants investissent les rues à la suite de l’immolation par le feu à Sidi Bouzid, au centre-ouest du pays, du jeune vendeur ambulant Mohamed Bouazizi.
Taxées d’« inéquitables » par les associations des blessés et« martyrs » ainsi que par les organisations humanitaires dont la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), des sentences légères- dont beaucoup de non-lieux- ont été prononcées en ce mois d’avril 2014 contre les 53 cadres sécuritaires en fonction au ministère de l’Intérieur et parmi la garde présidentielle pendant la période du soulèvement populaire où 132 manifestants ont été tués et quelques1452 personnes blessées. Seul l’ex président ZineAbidine Ben Ali, en fuite en Arabie Saoudite a été condamné par contumace à la prison à vie.
Mais voilà qu’à la grande joie des avocats des victimes, la Cour de cassation civile décide le 29 avril d’annuler la décision du tribunal militaire et de renvoyer le dossier devant le Tribunal de première instance.
Frustrations et colère
Balloté d’un tribunal à l’autre, de report en appel, le bal des procès des « martyrs » et des blessés engagé depuis la fin de l’année 2011, n’arrêtepas de remplir les sit in réguliers observés par les familles des victimes d’une sourde colère. La partie civile réclamant la vérité à propos des donneurs d’ordre de tirer sur les manifestants pacifistes et les autorités judiciaires exprimant une faible volonté de faire la lumière sur la responsabilité réelle des uns et des autres au sein du haut commandement des forces de sécurité et de l’armée.
En Tunisie et dès l’installation du premier gouvernement transitoire après la chute de la dictature, la justice transitionnelle va se confondre avec les réparations financières. Selon Amin Ghali directeur des programmes au Centre Kawakibi des Transitions démocratiques : « Ce dossier prendtrès tôt une dimension pécuniaire, plutôt que de s’articuler autour du dévoilement de la vérité ».
Quant au feuilleton judiciaire, il a été entaché, selon plusieurs observateurs, par une série de défaillances, dont le peu d’empressement des autorités pour obtenir l’extradition de l’ex président Ben Ali, un témoin central dans cette affaire. Le recours aux tribunaux militaires, qui dépendent du ministère de la Défense, dont plusieurs tireurs d’élite sont encore en procès, a été dénoncé par les militants des droits de l’homme.
« Peut-on donc être juge et partie ? », s’interroge l’avocate Leila Hadad.
Volontairement négligée, selon Zouheir Makhlouf, vice-président de l’Instance Vérité et dignité, « l’enquête balistique aurait pu révéler les responsables des meurtres commis avant le 14 janvier mais aussi après cette date où 134 personnes ont perdu la vie ». A cause du retard pris sur les enquêtes de terrain « des éléments de preuve précieux ont été perdus », note le dernier rapport de l’organisation HumanRights Watch sur la justice transitionnelle en Tunisie, publié en janvier 2015 (Une justice défaillante:lacunes des procès pour les meurtres commis lors du soulèvement en Tunisiehttp)
D’autre part explique le même rapport : « Le code pénal tunisien n’est pas bien préparé pour traiter de tels cas car il manque d’une clause criminalisant la responsabilité de commandement. Un concept fondamental dans le droit pénal international qui rend les chefs militaires et les supérieurs hiérarchiques civils pénalement responsables pour les crimes graves commis par leurs subordonnés si les supérieurs avaient connaissance, ou auraient dû avoir connaissance, de ces crimes… ».
Le 24 décembre 2013, la « loi organique relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation » est finalement adoptée par l’Assemblée nationale constituante. Une loi qui donne la possibilité à la nouvelle commission indépendante, l’Instance vérité et dignité (IVD), de renvoyer l’affaire des blessés et martyrs de la révolution devant l’une des Chambres spécialisées pour un nouveau procès.
« C’est alors que beaucoup de secrets couvrant encore de silence ces journées sanglantes pourront être révélés. Mais les hommes politiques qui semblent très dérangés par le principe de la levée de l’autorité de la chose jugée nous laisseront-ils faire ? », s’interroge Zouheir Makhlouf.