À la suite de l’irruption du scandale Odebrecht au Brésil, il y a quatre ans, la lutte contre la corruption a pris une place centrale dans le débat public latino-américain. Depuis lors, de nombreux dirigeants politiques et économiques ont été poursuivis et, il y a quelques jours, le président du Pérou, Pedro Pablo Kuczynski, a même dû démissionner de son poste.
Au Brésil, la Cour suprême vient de refuser l’attribution d’un Habeas Corpus à l’ancien Président Lula, accusé de corruption, qui lui aurait permis de rester en liberté d’ici la fin le jugement des recours déposés par ses avocats auprès du Tribunal suprême de Justice (TSJ) et ainsi de faire campagne pour la prochaine élection présidentielle.
Dans le contexte de l’affaiblissement des pouvoirs exécutif et législatif, qui font face à une vraie crise de crédibilité aujourd’hui, le pouvoir judiciaire occupe désormais une position centrale, devenant un véritable facteur de puissance dans certains pays.
Des juges en croisade morale et politique
Au Brésil, où ces poursuites ont débuté, certains membres de la justice locale, par exemple Deltan Dallagnol ou Sergio Moro, sont devenus de véritables acteurs politiques, dont le pouvoir et l’influence dépassent largement leur rôle en tant que magistrats et juges de première instance.
Cependant, en transformant cette action judiciaire en une croisade morale et politique, y compris en utilisant des ressources illégales. Par leur action, ils ont contribué à entamer le consensus qui aurait pu exister autour de cet agenda : selon un sondage récent, 51 % des Brésiliens désapprouvent désormais l’action de Sergio Moro. Pour beaucoup, les juges sont devenus… juges et partie. En Amérique latine, l’usage politique de la justice et la judiciarisation de la politique ne sont pas une nouveauté, contribuant à ancrer l’idée d’une forme de partialité. Dès le XIXe siècle résonnait cette sentence : « Aux amis, la justice et la grâce ; aux ennemis, la loi ») Cette phrase, attribuée au Président mexicain Benito Juárez, continue d’être d’actualité.
Au Mexique, le bureau du procureur général – vacant depuis des mois – s’est montré réfractaire à l’idée d’enquêter sur les politiciens proches du gouvernement impliqués dans des malversations liées à l’affaire Odebrecht, et révélées par le ministère de la Justice des États-Unis. Cette institution semble davantage intéressée à mobiliser l’opinion publique sur les crimes présumés de l’un des candidats de l’opposition, Ricardo Anaya, en divulguant des vidéos sans preuve mais à effet médiatique et politique garanti.
Si, aujourd’hui, Ricardo Anaya est la cible de cet activisme judiciaire, l’un de ses principaux conseillers, Santiago Creel, a paradoxalement été l’artisan de poursuites judiciaires lancées, il y a treize ans, contre l’ancien maire de Mexico, Andres Manuel Lopez Obrador, afin de l’empêcher d’être candidat à la présidence.
Au Pérou, la révélation des vidéos qui ont précipité la chute de Pedro Pablo Kuczynski ne fut pas le résultat d’une enquête judiciaire indépendante, mais le fruit d’un conflit politique entre les enfants de l’ancien dictateur Alberto Fujimori, qui tentent de contrôler le Congrès, et par cette voie, de contrôler le pays, face à un exécutif fragile et inopérant.
Le cas de l’Équateur est similaire : l’enquête pour corruption contre l’ancien vice-président Jorge Glas s’est subitement accélérée au fur et à mesure que la rupture politique entre le président Lenin Moreno et son prédécesseur, Rafael Correa, s’approfondissait.
Lula face à la persécution judiciaire
Le Brésil est sans doute le meilleur exemple de ce « détournement de finalité », pour paraphraser Gilmar Mendes, un des magistrats les plus controversés de la Cour suprême de ce pays. Pour une grande partie de l’opinion publique, Dilma Rousseff a été destituée pour corruption. Dans les faits, elle a été accusée d’avoir effectué une manœuvre comptable permettant une réduction temporaire des déficits publics, procédure qui a été utilisée par d’autres présidents sans conséquences légales.
Bien que le magistrat lui-même ait conclu que Dilma Rousseff n’avait pas commis de crime, on ne peut pas en dire autant de son remplaçant, Michel Temer. Ce dernier a réussi à esquiver deux demandes de destitution en achetant le soutien politique des parlementaires, sous les yeux de l’opinion publique. Celle-ci a pu entendre Temer demander à un puissant entrepreneur que son ancien allié au Congrès, Eduardo Cunha, continue à recevoir un pot de vin en échange de son silence. Cela fut également été le cas de l’ancien candidat à la présidentielle Aécio Neves, l’un des instigateurs de la destitution de la présidente au nom de « l’éthique », qui a reçu par des intermédiaires deux millions de Reals en espèces du même entrepreneur. Alors que Neves a été démis de son poste de sénateur, les juges chargés de l’enquête n’ont pas montré le même empressement que Sergio Moro et les juges de la Cour régionale de Porto Alegre lorsqu’ils ont jugé et condamné Lula, malgré des preuves beaucoup plus solides que dans le cas de l’ancien président.
« La loi est la même pour tous », s’exclament les mouvements politiques qui soutiennent Sergio Moro. Cela devrait également être le cas pour Lula, qui a fait l’objet d’une véritable persécution judiciaire, médiatique et politique depuis quatre ans.
L’opération « Lava Jato » et ses multiples ramifications en Amérique latine ont mis en évidence la promiscuité entre l’argent et la politique. Cependant, rien ou si peu n’a véritablement changé depuis. Il n’y a eu de reforme politique ni au Brésil, ni au Pérou, ni au Mexique, en mesure de transformer de façon structurelle le mode de financement des campagnes électorales.
Pour y parvenir, il aurait fallu que les acteurs ayant un poids politique ou économique se mobilisent. Mais sachant qu’ils ont été les principaux bénéficiaires de ce système, il est difficile de penser qu’ils aient forcément envie que les choses changent. Sergio Moro a lui-même déclaré : « L’opération Lava Jato est peut-être en train de prendre fin »
Si tel était le cas, et si aucune réforme politique n’est prise, l’Amérique latine continuera d’être une région du monde dotée de nombreuses lois mais avec peu d’État de droit.
Gaspard Estrada, Directeur exécutif de l’Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes (OPALC), Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.