Sept ans après l’arrestation de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, qui mettait fin à la crise politico-militaire dans ce pays d’Afrique de l’Ouest, les familles des détenus d’opinion dénoncent une « justice de vengeance ».
Trois cents « détenus d’opinion » restent encore coincés dans les prisons de la Côte d’Ivoire, selon l’Association des femmes et familles des détenus d’opinion en Côte d’Ivoire (AFFDO). Selon les chiffres rendus publics le 12 avril, devant un parterre de journalistes et d’anciens détenus politiques, par Mlle Désirée Douati, la présidente de l’AFFDO, la Maison d’Arrêt et de Correction d’Abidjan, renferme, à elle seule, 228 « détenus d’opinion ». La Maison d’Arrêt Militaire d’Abidjan en compte 34, les autres étant éparpillés dans d’autres établissements pénitentiaires en dehors de la capitale.
Un grand nombre de ces détenus ont arrêtés aux lendemains de la crise de 2011 tandis que dizaines d’autres ont été appréhendés dans différentes manifestations postérieures. Dans cette deuxième catégorie, elle mentionne 21 personnes « abusivement séparées des leurs suite à une marche pacifique et démocratique de la plate-forme Ensemble pour la Démocratie et la Souveraineté (EDS) organisée le 22 mars 2018 ». « Pourtant, nos parents, ces démocrates arrêtés, ne réclamaient tout simplement qu'une impérieuse réforme de la Commission Électorale Indépendante au profit de la démocratie », a déclaré Mlle Douati.
L’association parle de « détenus d’opinion » parce qu’elle estime que ces personnes sont victimes d’une « justice de vengeance ». « Il y a des personnes qui ont tué. Toute la Côte d’Ivoire, y compris les journalistes sait que ces personnes ont tué. Mais ces personnes sont en parfaite liberté. Mais nous, nous n’avons plus droit à notre liberté. Pour quelle raison ? », assène Mlle Douati, elle-même ex-détenue.
Des détenus mal en point
« J’ai passé une semaine à la Maca (dlr : Maison d’arrêt et de Correction d’Abidjan) je sais ce que cela a laissé comme séquelle dans ma vie. »
Désirée Douati et d’autres membres de son association se préoccupent surtout de l’Etat de santé des détenus, dont « 180 sont en détention préventive depuis sept ans ».
« Tous les détenus sont malades, du premier au dernier. Ils sont malades et sont de grands malades. Parce qu’il y a des cas de cancer, des cas d’insuffisance rénale, il y a des pathologies aujourd’hui qui nécessitent des prises en charge spécialisées, mais l’Etat refuse de les prendre en charge », s’alarme-t-elle. Mais ce n’est pas tout, selon la présidente de l’AFFDO, qui dénonce par ailleurs une forme de « pression et de torture insidieuse ». « En effet, alors que les juges d’instruction chargés de leurs dossiers siègent à Abidjan, les autorités s’offrent le droit de les transférer dans les prisons de l’intérieur », s’indigne-t-elle.
« Il y a sept personnes qui sont décédées. Ces personnes sont décédées parce qu’elles étaient sans soin, parce qu’elles étaient torturées à la DST » (ndrl : Direction de surveillance du territoire), dénonce l’ex- détenue.
L’association dit vouloir poursuivre ses « actions citoyennes et humaines » et « efforts diplomatiques » pour qu'une loi d’amnistie ou toute autre mesure soient prises dans les plus brefs délais en vue d’obtenir la libération de ces parents. Pourquoi l’amnistie ? Parce que, explique Mlle Douati, ces familles ont perdu toute confiance en cette sorte de « justice des vainqueurs » qui prévaut dans ce pays depuis l’entrée en fonction du président Alasssane Ouattara.
« La justice dont on parle elle n’existe pas. On a affaire à une justice de vengeance. Et on ne construit pas une réconciliation dans la vengeance. (…) Quand le président Laurent Gbagbo a été arrêté, les personnes qui ont pris le pouvoir avaient la charge de nous réconcilier. Mais ces personnes ont décidé de nous torturer, de nous martyriser. Aujourd’hui, 7 ans de prison c’est trop ».
« Le temps de la justice n’est pas le temps des autres »
Des accusations que rejette le Procureur général près la Cour d’Appel d’Abidjan, Lebry Marie-Léonard. « La justice des vainqueurs, je ne connais pas ça. La justice ne s’accommode pas d’épithète. Camp Gbagbo, Camp Alassane… la Justice ne poursuit pas des camps. La Justice poursuit des personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions à un moment donné ou un autre. On peut reprocher à la Justice de ne pas poursuivre tous ceux qui, dans les mêmes conditions au même moment donné ont commis des infractions. Mais le temps de la Justice n’est pas le temps des autres. Il y a des règles de poursuites, l’opportunité de la poursuite, les délais de poursuite… Et c’est le Procureur de la république qui apprécie l’opportunité de lancer des poursuites à un moment donné », s’est défendu le magistrat, qui s’exprimait le mercredi 17 avril sur Radio France Internationale.
« Si on met des noms ou des épithètes sur des personnes à poursuivre ou non, on est dans la passion. Et si on est dans la passion on n’est plus dans le droit. Des gens qui ont commis des infractions doivent être poursuivies, déclarées coupables et éventuellement être jugées et condamnées. Etant d’accord avec ce principe, la justice doit mettre tout en œuvre, pour pouvoir poursuivre les personnes quelles qu’elles soient. Mais si on met des noms et on fait la comptabilité, des poursuites cela pose problème. Mais si on ne fait pas de comptabilité et on dit qu’il faut poursuivre tout le monde à un moment ou à un autre, on est d’accord là-dessus », a-t-il ajouté.
Ce langage subtile ne convainc pas les membres de l’AFFDO qui envisagent, dans l’extrême, une marche sur les prisons pour libérer les détenus « à tout prix, à l’instar des femmes qui ont libéré les hommes de la prison de Grand-Bassam (ndlr : Sud-Est du pays) pendant la lutte anti coloniale ». Une simple menace ? L’avenir le dira.