En Tunisie, les deux premières affaires déférées devant les chambres spécialisées par la commission vérité semblent représentatives des féroces répressions policières exercées sur les prisonniers d’opinion pendant la dictature de Ben Ali. Dès le 29 mai, la chambre de Gabès examinera le « dossier Matmati ».
Les 13 chambres couvrant toute la République et spécialisées en justice transitionnelle commenceront bientôt à statuer sur les affaires relatives aux violations graves des droits de l’homme. L'Instance Vérité et Dignité vient de saisir les chambres pénales spécialisées de deux affaires. Une affaire de disparition forcée, concernant Kamel Matmati et transférée le 2 mars à la chambre spécialisée de Gabès, dans le sud du pays. Et une affaire de mort sous la torture, celle de Rachid Chammakhi, déférée à la chambre de Nabeul, dans le Cap Bon, le 13 avril. Pour tous ceux en Tunisie, ONG des droits humains et associations de victimes, qui luttent contre l’impunité persistante dans le premier pays du « printemps arabe », c’est là une avancée importante dans la mise en place d’un processus de reddition des comptes visant les agents de l’Etat et particulièrement l’appareil sécuritaire. Même si le contexte actuel du processus de justice transitionnelle est dominé par de fortes incertitudes sur l’avenir de l’IVD au delà du 31 mai 2018, le Parlement ayant voté le 26 mars contre la prorogation du mandat de l’Instance Vérité et Dignité jusqu’au 31 décembre selon le vœu de l’Instance.
« Nous disposons de suffisamment de preuves »
Les deux affaires sont par ailleurs emblématiques des féroces répressions policières exercées sur les prisonniers d’opinion lors des vingt trois années de régime dictatorial de Ben Ali.
« Les deux dossiers judiciaires répondent aux critères que nous avons défini pour sélectionner les cas à transférer aux chambres spécialisées. Les affaires Matmati et Chammakhi font partie des atteintes graves aux droits de l’homme que la loi sur la Justice transitionnelle énumère. Nous disposons de suffisamment de preuves, de témoignages et de charges contre les auteurs du crime. D’autre part, la chaine des responsabilités est bien identifiée dans les deux cas », explique Oula Ben Nejma, présidente de la commission investigations à l’IVD.
Le procès Kamel Matmati doit s’ouvrir le 29 mai au tribunal de première instance de Gabes, 14 personnes y sont poursuivies. Le second procès démarrera le 29 juin. 33 accusés y défileront, dont deux ministres, trois médecins légistes et deux magistrats.
« Ces affaires ont été instruites selon les critères de la Cour pénale internationale (CPI). Je ne sais pas si nous pourrons travailler selon les mêmes exigences pour les cas à venir, vu le temps très limité qui nous est imparti », ajoute Oula Ben Nejma.
Certains témoins, bourreaux et donneurs d’ordre ont disparu. C’est que les deux affaires remontent au tout début des années 90, lorsque l’ex président se rend compte de la large représentativité du mouvement islamiste dans la population et décide de décimer militants et sympathisants de cette formation politique.
Kamel Matmati : un cas de disparition forcée
Les proches des deux victimes ont témoigné dès les deux premières séances des auditions publiques de l’IVD, le 17 et 18 novembre 2016.
La disparition forcée de Kamel Matmati a été relatée par l’épouse et la mère de Kamel Matmati, militant islamiste, incarcéré le 7 octobre 1991 et décédé sous la torture, d’une hémorragie interne dans les 48 heures qui ont suivi son arrestation sur son lieu de travail à Gabès. Latifa, l’épouse, n’a appris la vérité que bien plus tard, en 2009. En 1992, la justice l’a condamné par contumace à 17 ans de prison, alors qu’il était mort. Pendant des années, avec la mère de la victime, elle a apporté à manger et des vêtements au commissariat de police de Gabès pour son mari qu’elle croyait en vie. Les deux femmes ont décrit leur calvaire : pendant des années elles n’arrêtent pas de tourner dans les postes de police, les hôpitaux, les prisons à la recherche du fils ou du mari perdu. Comble du sadisme, la police continuera à harceler sa femme en l’accusant de connaitre le lieu de refuge de Kamel.
« Nous voulons avoir accès à la dépouille du disparu et lui garantir des funérailles dignes de sa personne et de son martyr », tonnent les deux femmes au moment de leur audition.
Rachid Chammakhi : mort sous la torture
En ce même mois meurtrier d’octobre 1991, mourait Rachid Chammakhi, militant islamiste de 27 ans, dans des circonstances aussi sinistres, dans le poste des Brigades de recherche de la garde nationale de Nabeul. Position du « poulet rôti », position du « mouton », sodomie à l’aide d’un fil électrique, coups sur l’ensemble du corps, brulures de cigarettes, il décède après trois jours de tortures ininterrompues le 27 octobre 1991. Pour maquiller le décès brutal sous la torture de la victime, son rapport d’autopsie est rapidement falsifié par les autorités. Le 28 octobre, le chef de la brigade annonce à ses parents la mort naturelle de leur fils suite à une insuffisance rénale. En novembre 1991, une instruction est ouverte puis refermée très rapidement pour manque de preuves selon le juge d’instruction. L’affaire Chammakhi a fait l’objet d’un récit glaçant de la part d’un témoin précieux, Bessma Baliî, incarcérée dans le même poste, à la même période. Elle a raconté lors de l’auditions publique du 18 novembre 2016 avoir assisté à l’agonie de Rachid Chammakhi, que les agents exhibaient, nu et ensanglanté dans les couloirs pour terroriser les autres détenus.
« Aujourd’hui encore, je fais des cauchemars en revoyant Rachid mourant quémander un verre d’eau », a témoigné Bessma Baliî.
Dans une conférence de presse organisée le 13 avril, Sihem Bensedrine, la présidente de l’IVD, a déclaré que les 33 responsables du dossier Chammakhi, dont l’identité n’a pas été révélée : « avaient été informés de la torture subie par Rachid Chammakhi mais avaient couvert cette affaire ».