Le 3 mai 2018, au terme d’une visite de 48 heures à Kinshasa, la procureure de la Cour pénale internationale (CPI) a appelé les tribunaux congolais à jouer pleinement leur rôle dans la poursuite des auteurs présumés des graves crimes perpétrés sur le territoire de ce vaste pays. L’appel de Fatou Bensouda a déçu, dans une certaine mesure, la société civile congolaise, qui avait demandé plus d’implication de la justice internationale. Les organisations non -gouvernementales congolaises affirment en effet que nombre de ces crimes ont des motivations politiques.
« Il est essentiel que des procédures nationales effectives soient menées contre les responsables de tels crimes », a déclaré la magistrate gambienne, soulignant que la CPI fait de son mieux avec ses « faibles moyens ». « Les appels de nombreuses victimes pour que justice leur soit rendue doivent être entendus », a demandé la procureure de la CPI, s’adressant aux autorités congolaises.
On visit to #DRC, #ICC Prosecutor #FatouBensouda meets with media in #Kinshasa #justicematters #buildingsupport pic.twitter.com/aJxJImiDW9
— Int'l Criminal Court (@IntlCrimCourt) May 4, 2018
La Cour pénale internationale a déjà jugé les anciens chefs de milice Thomas Lubanga, Mathieu Ngudjolo et Germain Katanga pour des crimes commis en République démocratique du Congo (RDC) et mène actuellement le procès de Bosco Ntaganda. Elle recherche par ailleurs le général Sylvestre Mudacumura, commandant en chef des rebelles hutus rwandais des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR).
Mais pour les activistes congolais, il s’agit là de personnes qui ne sont pas proches du camp présidentiel auquel les tribunaux nationaux ont peur de toucher. La société civile soutient que des crimes graves sont commis sur le territoire congolais depuis 2014 avec la bénédiction ou à l’instigation du régime : des massacres de Béni aux violences communautaires en Ituri, en passant par les massacres au Kasaï et les sanglantes répressions de marches anti-Kabila.
« Notre justice semble être partisane. Nous avons besoin d’un engagement réel de la part de la CPI pour lutter contre l’impunité au Congo », a déclaré à Justiceinfo.net Jonas Tshiombela, président national du Forum pour la démocratie et la bonne gouvernance et coordonnateur de la Nouvelle société civile congolaise. « Je sais que la CPI ne peut pas résoudre tous les problèmes d’impunité ou de crimes graves enregistrés au Congo. Toutefois, elle semble avoir des capacités et moyens (logistiques et financiers), plus que les juridictions congolaises, pour pouvoir poursuivre des gros poissons (des hauts dignitaires du régime, Ndlr) impliqués dans la commission des crimes », renchérit Emmanuel Kabengele Kalonji, coordonnateur national du Réseau pour la réforme du secteur de sécurité et de justice (RRSSJ).
Massacres de Beni
Le 1er mai, à quelques heures de la visite de Fatou Bensouda, les organisations de la société civile du Grand Nord (une entité géographique qui regroupe les territoires de Beni et Lubero, et les villes de Beni et Butembo, Ndlr) avaient envoyé au président Joseph Kabila une lettre dans laquelle elles affirmaient avoir enregistré, jusqu’en avril 2018, pas moins de 2459 civils massacrés à Béni et Lubero, soit une moyenne de 57 personnes tuées chaque mois. Si le gouvernement congolais continue à attribuer ces massacres aux rebelles ougandais des Forces démocratiques alliées (ADF), des sources indépendantes, notamment le Groupe d’études sur le Congo, redoutent que les ADF ne soient pas les seuls responsables de ces atrocités. Elles soupçonnent aussi certains officiers de l’armée congolaise d’être impliqués dans l’organisation de ces massacres.
Violences communautaires en Ituri
Autre théâtre de tueries : la région de Djugu, en Ituri. Après plus d’une décennie d’accalmie, les violences ont de nouveau éclaté en décembre 2017, avant de s’aggraver en février dernier. Des sources humanitaires évoquent plus d’une centaine de civils tués depuis lors, plus de 300 000 personnes déplacées et des milliers de maisons incendiées dans au moins 70 villages. Si certaines langues ont tenté d’inscrire, au début, ces violences dans le cadre du vieux conflit interethnique entre les Lendu et les Hema, les réalités du terrain amènent pourtant certains analystes, comme l’évêque du diocèse catholique de Bunia, Mgr Dieudonné Uringi, à redouter l’implication de « forces invisibles ». Ces dernières instrumentaliseraient certains jeunes à des fins électoralistes, selon Xavier Macky, coordonnateur de l’organisation Justice Plus basée à Bunia, chef- lieu de l’Ituri. « C’est prudent de ne pas parler d’un conflit interethnique entre les Hema et les Lendu. Actuellement, les deux communautés n’ont aucune raison de se battre. Ces violences arrivent plutôt dans un contexte électoral incertain. Plusieurs situations similaires ont été créées ailleurs dans le pays dans le but de retarder la tenue des élections », analyse Xavier Macky. Pour lui, la CPI est donc mieux indiquée pour établir les responsabilités. « D’après nos informations, il y a des interférences politiques, ce qui fait que les juridictions nationales ne sont pas en mesure de rendre une bonne justice dans l’affaire », a-t-il indiqué à Justiceinfo.net.
Massacres Kasaï
S’agissant du Kasaï, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) publiait, le 20 décembre 2017, un accablant rapport sur la répression du soulèvement des milices Kamwina N’sapu. Ce document révèle des atrocités de grande ampleur (tueries, viols et incendies des domiciles, des écoles et hôpitaux) commises dans des villages par des agents de l’Etat, notamment des éléments des forces de défense et de sécurité congolaises en complicité avec une milice locale pro gouvernementale dans l’objectif de stigmatiser des populations, en vue de faire retarder le processus électoral. La FIDH, qui qualifie ces atrocités de crimes contre l’humanité commis «au service d’un chaos organisé », plaide toujours pour l’ouverture d’une enquête indépendante et impartiale.
La répression des manifestations anti-Kabila
Depuis l’expiration du second mandat constitutionnel du président Joseph Kabila, en décembre 2016, plusieurs villes, notamment Kinshasa la capitale, Lubumbashi, Bukavu, Goma, Butembo, Béni et Bunia, connaissent régulièrement des manifestations anti-Kabila. Mais ces marches pacifiques sont souvent réprimées dans le sang par les forces de l’ordre au service d’un régime apparemment déterminé à se maintenir à tout prix. En décembre dernier, l’organisation américaine de défense des droits de l’homme Human Right Watch (HRW) a révélé que des officiers supérieurs de forces de sécurité congolaises avaient recruté des rebelles de l’ex-mouvement du 23 mars (M23) dans des camps de réfugiés au Rwanda et en Ouganda, qu’ils avaient ensuite utilisés pour réprimer les manifestations anti-Kabila en décembre 2016 à Kinshasa, Lubumbashi et Goma. Des manifestations de rue organisées entre le 19 et le 22 décembre 2016 à travers le pays, à l’expiration du second mandat constitutionnel du président Joseph Kabila, et lors desquelles 62 personnes avaient été tuées, d’après Human Right Watch.